samedi 31 décembre 2011

Des ruines, un cygne, des traces - Récit photographique


Ici, des hommes ont pensé démarrer des vaisseaux.
 Mais la terre a repris : ses bras ont amarré le quai.
  

Pourtant, du ciel ou du fleuve, le quai est abordé par une ombre palmée.

 
L’animal tangue - un cygne adressé au photographe de ruines


Attend-il sa colonie ?
Ou veut-il la fuir ?
Sa tête se fond-elle dans l’eau d’où il vient ? Ses pattes palmées vont-elles s’enraciner ici ?



Un autre cygne vient-il le rappeler à la tribu ?
 
Est-ce un combat en lui ?


Il démarrera finalement, lui-aussi – abandonnant ici pour céder à l’appel, rompre, non sans nostalgie, avec l’angoisse du délaissement.


Les ruines ne sont-elles là que pour être traversées, puis désertées à nouveau une seconde fois, comme les traces sur lesquelles vos yeux passent – répondant à l’appel de la tribu ? 


vendredi 21 octobre 2011

Rapport d'incident - 4 : le lapin contre la tortue

Cette semaine et la semaine précédente, alors que mes élèves entraient dans la salle de classe au rez-de-cour, une jeune fille s’est permis, à plusieurs reprises, de frapper à la fenêtre en grimaçant et en interpelant les camarades qu'elle connaissait : une sorte d'invitation à faire l'école buissonnière. 
A la sortie du cours, c’est la même élève qui attendait ses camarades en leur sautant dessus - de joie sans doute - et en tout cas dans un état d’excitation assez avancé. 
Je l’ai à chaque fois sommée de se calmer, en vain. Et, la première fois que je lui ai demandé de venir me donner son carnet de liaison, sa réaction fut immédiate, instinctive : elle tourna les talons, détala à l’autre bout de la cour et disparut. 
Mais, au bout d’un instant, elle revint en trottant, recommença ses pitreries et ses pirouettes. 

A partir de ce moment, dès que j’apparaissais, elle se carapatait à nouveau pour disparaître on ne sait où et réapparaître ensuite toujours aussi sautillante, ne tenant pas en place. 
Nous enjoignait-elle à jouer à une partie improvisée cache-cache ou nous invitait-elle à la suivre dans quelque monde merveilleux où les professeurs danseraient sur les tables et où les devoirs s'écriraient sur des ardoises en pâte à modeler ?
Quoiqu’il en soit certains de mes élèves appréciaient la distraction, riant du "running gag" et laissant déjà leur esprit battre la campagne. 
Quant à moi, en professeur caparaçonné de stoïcisme, je suis resté presque de marbre, sachant qu'il ne sert à rien de courir...

Ce vendredi, j’aperçus la jeune fille au réfectoire, faisant la queue pour remplir son plateau. En me voyant, elle ne put que sourire, gênée, acculée : aucun terrier où se disparaître. Assuré de pouvoir l’emporter enfin, je lui demandai fermement son carnet de liaison, mais elle ne voulut pas me le donner prétextant qu’elle ne l’avait pas : quelque reine de cœur ou de pique lui avait sans doute pris. Elle refusa ensuite de me dire qui elle était. Elle finit toutefois par me donner son nom, malgré elle, lorsqu’elle accepta, après de pénibles efforts de persuasion, de me montrer l’un de ses cahiers où une copie mentionnait son nom et sa classe : Carole Rabit.


N.d.A. : les faits sont presque authentiques mais les noms, non...
(Clément Nivôse)

vendredi 14 octobre 2011

Le regard du troupeau



Difficile, en face du troupeau qui nous dévisage, de ne pas se sentir glacé par l'isolement.
Tenons-nous tant à notre singularité ? Ainsi esseulé, n'espère-t-on pas toujours (peut-être en secret) se fondre douillettement dans une masse matricielle ?
Quoique, tout bien observé, le troupeau semble aussi composé d'êtres singuliers : on peut au moins percevoir des variations dans la direction de chacun des regards - ne serait-ce que parce que chaque paire d'yeux est toujours entée sur un corps distinct. En ce sens le troupeau est une troupe : simul et singulis. Sa devise donc : être ensemble et être soi-même ; sa règle : se suivre, chacun à sa façon, pour que la troupe vive...

Chaque membre aime la troupe : il s'y sent à sa place, aimé, et nécessaire comme un organe. Le seul qui s'est écarté du troupeau regarde encore dans une direction similaire : même de loin, il y reste embrassé. Et en effet, regarder dans la même direction, certains appellent cela de l'amour.

Mais c'est peut-être d'abord de l'hostilité contre l'intrus : le troupeau est bien alors aussi une troupe, mais celle armée dans la chaleur d'un doux accotement contre l'individu qui, lui, essuie ce faisceau de regards, de l'autre côté de la clôture 
- clôture aux  barbelés ambigus : s'agit-il d'emprisonner les co-détenus ou d'empêcher toute intrusion ?  

Vous, qui passez par là, et nous dévisagez, nous regardez-vous avec ce regard de troupe - troupeau dont le pasteur s'est absenté et ne peut indiquer lequel est du bon côté de la clôture ?



jeudi 6 octobre 2011

Rapport d'incident - 3 : l'herbe de la pampa

Ce jour d’hui, jeudi 06 octobre, Angelica Gu est arrivée en cours de fort bonne humeur – sans doute en raison du léger retard de son professeur, retenu par une réunion...
Angelica se dirigea en effet vers notre salle de classe en sautillant dans la cour d’une façon tout à fait leste mais bruyante : elle arborait ce que l’on appelle une « herbe de la pampa » ou sorte de roseau à plume qu’elle avait dû se procurer au cours de je ne sais quelle bucolique promenade, et qu’elle se faisait alors un malin plaisir d’agiter tapageusement sous le nez de ses camarades – camarades plutôt surpris voire effarouchés par les cris qui accompagnaient cette étrange cérémonie. 

En entrant dans la salle de classe, Angelica accepta tout de même de déposer son énigmatique sceptre entre les mains de son professeur de français – plus inquiet qu’étonné par le comportement de son élève,  qui semblait aux bords de la transe vaudou.

Angelica était, malgré l’abandon de son sémillant roseau à plume, toujours d’excellente humeur, mais pas de cette humeur docile mise au service du travail bien fait et de la satisfaction du devoir scolaire accompli. L’humeur en question était plutôt celle buissonnière qui se plaît à tous les débordements. En effet Angelica prit la parole plus que de raison non pour participer au cours mais pour le faire dérailler, avec force remarques déplacées et imitations de ce que pourrait dire le professeur devant une classe bavarde.
Angelica essayait une autre manière, légèrement plus policée, de se moquer de son enseignant – à moins qu’elle ne fût possédée par un esprit soucieux d’assister les enseignants en leur offrant un écho – en somme par une divinité bien intentionnée mais maladroite...

Le professeur, comme il se doit, intima l’ordre à son élève de cesser son « petit jeu » – ou plutôt lui fit comprendre qu’elle ne gagnerait pas à ce « petit jeu ». Ce à quoi elle répondit tout à trac : « Moi je perds jamais, je suis une winneuse ! »  S’en suivirent des considérations relativement fumeuses sur le vainqueur de la joute qu’elle tenait visiblement à avoir avec son professeur. Un autre esprit était-il venu visiter cette élève ? Une divinité plus sportive, assoiffée de défis à relever ?…

Le misérable enseignant, abandonné par les dieux, tenta d’exercer son pouvoir de coercition en déplaçant cette enfant bénie au fond de la classe (où elle gênerait moins le déroulement « normal » du cours), et en lui signifiant que, pour l’instant du moins, observation serait notée dans son carnet de liaison. Ce à quoi elle se contenta de répondre qu’elle ne craignait rien puisque sa mère n’allait pas lui mettre une « fessée »… Elle était au-dessus de cela…

Comme il fallait s’y attendre, car les bien-aimés des dieux l’emportent toujours sur les gentils et ne dévient jamais du chemin que le souffle divin leur inspire, l’observation dans le carnet ne changea pas une larme au comportement d’Angelica : en partant, elle prit de nouveau du champ avec son herbe de la pampa, après l’avoir heureusement dérobée à la vigilance de son professeur – qui avait pourtant, O sacrilège, osé profané l’objet en le jetant à la poubelle.

Ce rapport d’incident doit-il déclencher une procédure d’exorcisme ou bien est-il illégitime de demander des comptes à une enfant visitée par les dieux - auxquels l’auteur de ce rapport ne comprend visiblement rien ?

           
N.d.A. : les faits sont presque authentiques mais les noms, non...
(Clément Nivôse)

jeudi 1 septembre 2011

Descendre et Reprendre


L'échelle ainsi fixée a-t-elle été jetée dans le vide ?
Il faut bien croire qu'on y a déjà descendu, qu'on est déjà remonté, que les barreaux ont déjà été foulés, gravis. Et cette usure saute aux yeux comme un appel à redescendre - pour voir, revoir, reprendre la mer au bas des degrés.

Reprendre la mer signifie ici descendre d'abord sur la plage - sans savoir si la mer sera de nouveau à nos pieds en bas, ni si elle sera agitée cette fois - impossible à reprendre.
Reprendre le travail là-bas, loin de l'océan, signifie s'engouffrer à nouveau dans les tours, sans savoir ce qui nous attendra cette fois, ni donc quelle sera au juste notre tâche - si nous allons pouvoir reprendre.

Ici reprendre la mer peut être une descente aux enfers : les eaux revendiquent ici leur mystère.
Là-bas reprendre le travail peut être une descente à la mine : les tours recèlent leurs coups de grisou.

Mais ici la mer peut être belle, si bien qu'en descendant on peut toujours espérer.
Mais là-bas le travail peut offrir, avec son lot de reconnaissance, la grâce d'une rencontre, laissant du jeu sous le joug, si bien qu'on ose toujours reprendre.

Oser descendre signifie ici et là-bas courir le risque de reprendre à nouveaux frais
Si bien peut-être qu'il est ici comme là-bas si facile de descendre aux enfers
Même quand on a réussi une première fois à s'en extraire.
...

dimanche 19 juin 2011

Chantier


Depuis combien de temps ce chantier ou cet atelier est-il ainsi ?

Isolés sur une île ligérienne, les castors ont rongé, rongé, rongé...
Mais, errants un soir, nous pouvons poser le pied sur l'ouvrage inachevé,
Et prendre le cliché des travaux.

Rien à voir avec ce blog laissé à l'abandon depuis plus d'un mois : aucune date n'est gravée sur ces troncs, et à moins d'une surveillance fastidieuse, les castors nous laisseront avec nos questions (: le chantier est-il abandonné ? Sera-t-il au contraire repris sitôt oubliée la présence humaine importune ?)
En ce sens le castor est plus libre que le blogueur.

Ce qui est en outre remarquable chez le castor, c'est qu'il se repaît des écorces : il se nourrit en bâtissant. Un autre avantage sur le blogueur qui, s'il peut émietter son repas sur son clavier, doit au moins quitter son écran, son atelier, pour aller en quête de nourriture.

Pour autant, le castor, comme le blogueur, dort parfois, et, comme lui, interrompt son travail (au moins pour un sommeil réparateur).

Et ce travail connaîtra d'autres arrêts, d'autres pauses, d'autres césures.
Et la pause (comme la césure) fait partie de l’œuvre : maturation, production, contemplation, destruction réparation (voire reconstruction ?)... Autant de pauses : "solutions de continuité" .

Mais pendant ces temps morts, que voit-on ?
On ne voit pas celui qui œuvre.
Et on ne voit pas encore l'œuvre.
L'essentiel paraît s'être absenté.
Il n'y a, à proprement parler, rien à voir que les travaux eux-mêmes, et encore : interrompus - c'est-à-dire rien de vraiment affirmatif, du "pas-fini", du "pas-pour-l'instant", ou, au mieux, du "presque", du "pas-encore", du "pas-déjà".
Alors passons sur l'absence qui n'est que l'horizon d'une présence - passée (ce qui est fait, inachevé, par celui qui fait) ou future (l’œuvre - que seule parfois la contingence, et peut-être la lassitude, achèvent).

Faut-il alors ralentir ? Ralentir : Travaux ?
Pourquoi pas admirer la tambouille laissée là en proie aux mouches ?
Mais pourquoi pas, au contraire, accélérer : pardonner le temps, en faire grâce, passer ?

Accélérer : Travaux !
.

samedi 14 mai 2011

wharf précaire


D'où vient que, sachant précaire cet appontement dans une mer qui a faim, nous décidions tout de même d'avancer sur cet embarcadère où aucun navire ne devrait accoster et où la terre est déjà loin ?
Notre regard ne voit déjà plus d'où sommes venus, et c'est à peine si nous voyons où nous pouvons espérer aller - lieu qui n'est encore, et ne restera sans doute, qu'une masse sombre et lointaine.

Précaire : "Qui ne s'exerce que par permission, que par tolérance, avec dépendance." (Dictionnaire de Littré)
De qui dépend-on, ou, au fond, qui nous tolère ? 
Ces planches qui n'ont pas encore cédé ?
Cette mer qui veut bien ne pas nous engloutir encore ? 
Ou les autorités alentour qui gardent ces côtes et ont posé au bout du wharf ces poteaux jaunes, ce ruban rouge et blanc, indicateurs immanquables d'une interdiction d'embarquer ?

Précaire : "...qui a peu de solidité, de force..." (Dictionnaire de Littré)
Le bois de ces planches, à peine un sol, est lui-même précaire dans ce monde marin qui le ronge et le tort, jusqu'à malmener notre équilibre - précaire encore.

Précaire : "Un précaire, un prêt obtenu par prière, et, de là, sorte de contrat de bail que des personnages puissants consentaient à de plus humbles" (Dictionnaire de Littré)
Humbles, nous qui sommes là, et qui prions ce qui nous nous dépasse de nous laisser déambuler ici , nous prêter encore un peu ce lieu - vivre entre terre et mer, entre solidité et engloutissement - entre-deux précaire.
"Par précaire, à titre de précaire, se dit des choses dont on ne jouit que par une concession toujours révocable." 
Tel est ce wharf - où nous n'espérons rien au-delà que l'errance sur ces planches humides, terraquées...


lundi 9 mai 2011

Amphibien

Le batracien nous dégoûte-t-il d'être amphibie ?
En lui nous répugne-t-il de voir la contradiction entre une vie aquatique et une vie terrestre, entre des narines qui respirent l'air limpide et une peau qui respire l'eau boueuse ?
Nous rappelle-t-il qu'aucun affranchissement définitif n'est possible ?
Mais ne sommes-nous pas aussi ce monstre terraqué qui ne sait se décider ?

dimanche 8 mai 2011

Totalitarisme de la fiction ?

« Ce que les masses refusent de reconnaître, c’est le caractère fortuit dans lequel baigne la réalité. Elles sont prédisposées à toutes les idéologies parce que celles-ci expliquent les faits comme étant de simples exemples de lois, et éliminent les coïncidences en inventant un pouvoir suprême et universel qui est censé être à l’origine de tous les accidents.

La propagande totalitaire fleurit dans cette fuite de la réalité vers la fiction, de la coïncidence vers la cohérence.
[…]

En d’autres termes, s’il est vrai que les masses sont obsédées par le désir d'échapper à la réalité, parce que dans leur déracinement essentiel, elles ne peuvent plus en supporter les aspects accidentels et incompréhensibles, il est également vrai que leur soif de fiction a un certain rapport avec ces qualités de l’esprit humain dont la cohérence structurelle domine le simple hasard.

La fuite des masses devant la réalité est une condamnation du monde dans lequel elles sont contraintes de vivre et ne peuvent subsister, puisque la coïncidence en est devenue la loi suprême et que les êtres humains ont besoin de transformer constamment les conditions chaotiques et accidentelles en un schéma humain d'une relative cohérence.  

Avant de prendre le pouvoir et d'établir un monde conforme à leurs doctrines, les mouvements totalitaires suscitent un monde mensonger et cohérent qui, mieux que la réalité elle-même, satisfait les besoins de l'esprit humain ; dans ce monde, par la seule vertu de l'imagination, les masses déracinées se sentent chez elles et se voient épargner les coups incessants que la vie réelle et les expériences réelles infligent aux êtres humains et à leurs attentes.
La force de la propagande totalitaire - avant que les mouvements aient le pouvoir de faire tomber un rideau de fer pour empêcher qui que ce soit de troubler, par la moindre parcelle de réalité, la tranquillité macabre d'un monde entièrement imaginaire - repose sur sa capacité à couper les masses du monde réel. » 
(Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme (1951), Troisième partie : « Le totalitarisme », chapitre XI tome 3 : Le système totalitaire, éditions du Seuil, 1972, rééd. coll. Points/Essais, 1995, pp. 77-78 ; ou Les origines du totalitarisme, Troisième partie : Le totalitarisme, chapitre XI, 1, trad. Jean-Louis Bourget, Robert Davreux et Pierre Lévy, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, pp. 672-673.)

Affiche du film de Charlie Chaplin "Le Dictateur"
réalisé en 1939-1940, 
lors de sa sortie à Paris, après la guerre. LAP-36297 .
© LAPI / Roger-Viollet

La fiction donc, avec ses légions de héros et de monstres : une forme de pensée totalitaire ? Une négation de la finitude ? Une omission du hasard et des contingences ? Une lâche fuite de la réalité ?





A moins que... :

1) A moins que le mot « totalitaire » ne soit ici un mot (gros ?), politiquement daté (afin apparemment  d’assimiler, il y a près d'une cinquantaine d'années, le communisme au nazisme), et qui, comme dommage collatéral, diaboliserait  « les besoins de l'esprit humain », opposant artificiellement ce qui chez l’homme est tissé ensemble : le réel et l’imaginaire. Une façon de supposer l'existence d'un arrière-monde fait de contingences, comme autant de noyaux que l'esprit humain ne pourrait pas digérer...
Pour autant, comment ne pas refuser une esthétique qui œuvrerait dans le sens d'inventions aux prétentions démesurément globalisantes et autres théories simplificatrices du complot ?



 2) A moins que l’homme ne soit fondamentalement un être de langage, qui ne connaît que la langue (ou le symbole) pour se rapporter au monde, langage qui, dès qu’il est formulé, de manière un tant soit peu réfléchie ou travaillée, devient peu ou prou, construction, voire fiction (et pourquoi pas mensonge ?) – seul espace  possible, rendu habitable par la paroi  ainsi sécrétée entre lui et le monde.

« […] Le mollusque est doué d’une énergie puissante à se renfermer. Ce n’est à vrai dire qu’un muscle, un gond, un blount et sa porte.
Le blount ayant sécrété la porte. Deux portes légèrement concaves constituent sa demeure entière.
Première et dernière demeure. Il y loge jusqu’après sa mort.
Rien à faire pour l’en tirer vivant.
La moindre cellule du corps de l’homme tient ainsi, et avec cette force, à la parole, - et réciproquement.
Mais parfois un autre être vient violer ce tombeau, lorsqu’il est bien fait, et s’y fixer à la place du constructeur défunt.
C’est le cas du pagure. »
(Francis Ponge, « Le mollusque »,  Le Parti-pris des choses, 1942)


L’homme serait aussi ce pagure, ne pouvant vivre que dans une coquille, et qui, n’ayant pas encore eu l’audace ni le courage de se bâtir un tel habitat, hériterait des coquilles des autres, élisant celles qui lui semblent les plus belles – les plus beaux tombeaux...
Jusqu’à, monstrueuse et contrefaite évolution, devenir mollusque à son tour, secrétant sa propre coquille – un monument à son exacte mesure et dont un autre pagure héritera peut-être.

« […] leur monument est fait de la véritable sécrétion commune du mollusque homme, de la chose la plus commune et proportionnée à son propre corps, et cependant la plus différente de sa forme que l’on puisse concevoir : je veux dire la PAROLE. »
(Francis Ponge, « Notes pour un coquillage »,  Le Parti-pris des choses, 1942)

L'écume ne serait peut-être rien d'autre que la salive de ces mollusques - le mollusque participant ainsi par ses sécrétions au milieu marin dans lequel il vit...

Cependant le bon sens nous dit bien que le monde n’est ni fictif ni a priori langagier :
« La principale infirmité de la propagande totalitaire, c’est qu’elle ne peut satisfaire le désir qu’ont les masses d’un monde complètement cohérent, compréhensible et prévisible, sans entrer en grave conflit avec le sens commun. […] le bon sens nous dit que c’est précisément cette cohérence qui n’est pas de ce monde et qui prouve qu’elles sont fabriquées. »
(Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme , op. cit.)

Voilà pourquoi il ne s’agit pas de cela en littérature s'il reste en elle quelque chose qui lui échappe. En ce sens, malgré sa différence abyssale de forme avec une réalité qui la dépasse (comme entre le mot et n’importe quelle chose qu’il peut bien désigner), la littérature n’est visiblement pas infirme si son propos demeure proportionné aux désordres du monde, et accepte de rendre compte de son incohérence – sans réduction « totalitairement » simpliste. la coquille est alors une paroi vivante, qui respire...
Maintenons pour autant que cette réalité n’est peut-être pas perçue comme telle en dehors des mots pour la dire.

Mais il reste à ne pas éclater - ni implosion, ni explosion - sous la pression des abysses, ni à force d'une prétention de grenouille (voulant se faire aussi grosse que le monde et l'avaler, pour le digérer définitivement, le nier une bonne fois).


3) A moins que la vie réellement vécue, c’est-à-dire celle dont nous avons pris réellement conscience, n'ait nécessité une élaboration réflexive qui déconstruit les impressions qui semblaient pourtant s’imposer à nous objectivement, comme de l’extérieur.

Or cette élaboration et cette déconstruction ne sont-elles pas aussi, dans une certaine mesure, fiction (et pour quoi pas mensonge) ? Une fiction et un mensonge qui ont au moins le mérite d’être conscients d’eux-mêmes, contrairement à l’inconscience ennuyeuse des faits contingents et chaotiques que l’on croit recevoir sans rien avoir à faire. Une fiction qui, au fond, est plus vraie que le mensonge d’une vie qui ne sait pas ce qu’elle vit.

«    Peu à peu conservée par la mémoire, c’est la chaîne de toutes les impressions inexactes, où ne reste rien de ce que nous avons réellement éprouvé, qui constitue pour nous notre pensée, notre vie, la réalité, et c’est ce mensonge-là que ne ferait que reproduire un art soi-disant « vécu », simple comme la vie, sans beauté, double emploi si ennuyeux et si vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate, qu’on se demande où celui qui s’y livre trouve l’étincelle joyeuse et motrice, capable de le mettre en train et de le faire avancer dans sa besogne.
       La grandeur de l’art véritable, au contraire, […], c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l’avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie, par conséquent, réellement vécue, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés ». Ressaisir notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style, pour l’écrivain aussi bien que pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision. […] Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. […].
        Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même, l’amour-propre, la passion, l’intelligence et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher maintenant, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie.

        En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s’« observer », dont les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites, et souvent lues à rebours, et péniblement déchiffrées. Ce travail qu’avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d’imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c’est ce travail que l’art défera, c’est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs, où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous qu’il nous fera suivre. Et sans doute c’était une grande tentation que de recréer la vraie vie, de rajeunir les impressions. Mais il y fallait du courage de tout genre et même sentimental. Car c’était avant tout abroger ses plus chères illusions, cesser de croire à l’objectivité de ce qu’on a élaboré soi-même, et au lieu de se bercer une centième fois de ces mots « elle était bien gentille », lire au travers : « j’avais du plaisir à l’embrasser ». Certes, ce que j’avais éprouvé dans ces heures d’amour, tous les hommes l’éprouvent aussi. On éprouve, mais ce qu’on a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne montrent que du noir tant qu’on ne les a pas mis près d’une lampe, et qu’eux aussi il faut regarder à l’envers : on ne sait pas ce que c’est tant qu’on ne l’a pas approché de l’intelligence. »
(Marcel Proust, Le Temps retrouvé, 1927, éd. Gallimard, coll. « La Pléiade », t.III, pp. 894-896)



Dès lors cette « vie réellement vécue », n’est pas cette « propagande totalitaire » qui simplifie et aliène : le travail artistique conscient de lui-même, de son acte de création, en braquant le projecteur de sa conscience sur le monde, ne le simplifie pas, il cherche dans ses plis...

En somme :

"Raconter les monstres
En souriant sans complexe
Narrer les fleurs de cobalt
Emergeant des charniers

Embaucher des snipers
Au son mélodique de katiousha
Pour élaguer les nuages
Et vitrifier la beauté

Vaporiser le jade
Sur des torrents de poussière d'or
Laver l'argent à l'acide
En régénérant la couleur

Tout ça juste pour dire
Qu'en-dehors d'un sourire
Surfant sur un missile sol-air
Seul un feu d'artifice" 
(gmc, "Crime en hiver")

Autant proposer une lecture du monde consciente, par son sourire, de sa propre finitude : nous  sourions de voir nos gerbes inachevées, qui n'auront jamais TOUT dit. Reste le plaisir d'un feu d'artifice qui ne sera jamais atomique...

Autant tâcher de déplier les plis de la complexité du monde – monde qui, de prime abord, n’offre que des impressions compactes, non encore interprétées et en ce sens non senties ou non réellement vécues, si repliées sur elles-mêmes que la pliure n'apparaît pas encore. Et en dépliant, s'apercevoir que l'on plie à nouveaux frais...


La fiction : une châsse de cristal qui permettrait de distinguer les rugosités dégoûtantes de chaque grain de sable dans la boue

Le mensonge artiste : une loupe dont la limpidité permettrait d’admirer le flou du monde

Les héros et les monstres : des fantoches aux revolvers chargés de feux follets

Le poète : une araignée besogneuse qui tisserait sa toile si finement, et avec tant de fils, qu’elle ne laisserait pas échapper la moindre poussière – enchâssant chacun de ces grains de crasse dans les perles de rosée qui se forment à l’aube et s'évaporent à midi.

samedi 30 avril 2011

Rapport d'incident - 2.2

Naissance du Démon ou comment nous sommes devenus monstrueux (2)


Nous faisions cours de 10h30 à 12h30 dans le Saints des Saints lycéens de la littérature : le Centre de Documentation et d’Information, le CDI. Alors que nous étions ainsi accueillis au cœur de ce sanctuaire de silence et de paix, je recommandai aux élèves le plus grand recueillement devant les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau. Certains élèves priaient avec tant de dévotion, que je ne sais quel diable me piqua, mais une influence maléfique prit possession de mon corps professoral pour m’intimer l’ordre de faire taire ces prières sous prétexte qu’elles étaient trop bruyantes. J’eus même l’outrecuidance de m’en prendre aux plus fidèles admirateurs de Rousseau : M. Sambade et M. Saïdaoui notamment... Poussant jusqu’au bout la folie, le démon dogmatique et autoritaire que j’étais devenu décida, après maintes réprimandes scandaleuses, de sanctionner les plus dévots pour « bavardages » : M. Saïdaoui et M. Sambade. Ce dernier n’écoutant que son cœur, pris alors d’une juste colère, replia avec fracas son cahier. Sans doute  était-ce une provocation pour exorciser le démon qui s’était emparé de son cher professeur, qui tonna alors : « Si vous refusez de travailler, vous sortez ! ». Serein, et sûr du bien-fondé de sa cause, M. Sambade croisa les bras en signe de juste protestation, pour répliquer en des propos réfléchis et mesurés : « Non ! Je sors pas ! » Mais le dragon ne s’avoua pas sitôt terrassé, si bien que dans un sursaut, il beugla : « Si vous ne sortez pas, alors vous travaillez ! ». Notre chevalier répondit après mûre mais prompte réflexion : « Non ! Je travaille pas ! ». Pris par une ire immense et insondable, je m’entendis tonitruer : « Ne vous inquiétez pas, je ne manquerai pas de rendre compte de votre attitude dans mon prochain rapport d’incident ! ». La riposte ne se fit pas attendre : « Si ça vous amuse… »
        Le monstre que j’étais, sur le point de rendre les armes, fut sauvé par les camarades du brave croisé qui eurent pitié de leur professeur possédé : ils poussèrent M. Sambade à gracier le démon et à rouvrir son cahier afin de reprendre le texte sacré de Rousseau et d’en lire enfin le second paragraphe. Ce qu’il tâcha de faire, un peu contre son gré, parce que le brave ne doit pas paraître baisser les bras devant un ennemi à ce point inique.
      Cette iniquité, les plus preux ne purent la tolérer sans mot dire, et quelques élèves se piquèrent une nouvelle fois d’épouser la cause du valeureux opprimé. Et notamment, d’une manière bien surprenante, le discret M. Moussamouni qui fit pourtant réellement tout pour calmer les ardeurs chevaleresques de son camarade, m’interpella en ce sens : d’autres étaient en train de bavarder et je ne leur disais rien... Tandis que, à bout de nerfs et comme dans un dernier râle, le succube en moi lui fit remarquer qu’il faisait preuve de quelque paranoïa à croire que j’en avais spécialement contre eux, M. Moussmouni rétorqua : « Vous me parlez pas comme ça ! Je vous préviens, moi, ça va pas être comme avec Sambade ! »…

     A ce jour, une partie de la classe semble avoir entamé une guerre sainte contre l’injustice diabolique de leur professeur…
...

le trou

Le trou : 

D'abord "Ouverture en creux faite dans un corps..." (Emile Littré, Dictionnaire) Une ouverture comme une possibilité de se libérer alors de ce qui enferme : “Séma soma”, le corps est prison ou tombeau... Le trou offre ainsi une percée dans cette muraille, en avant vers où nous ne sommes pas encore. Mais il y a tout de même quelque myopie à ne voir nettement que les parois creusées ici sous notre nez : l'avenir serait-il toujours cette vaste prairie trop floue d'être hors du corps où nous résidons chez nous ?

Cependant,

le trou "se dit d'une demeure, ville ou logis, dont on veut indiquer la petitesse, l'étroitesse d'une manière exagérée." (Emile Littré, Dictionnaire) Alors le trou n'est plus essentiellement ouverture, et le regard se porte en arrière vers l'intérieur, vers le corps et ses parois trop étroites. Le trou, nombril, devient lui-même tombeau ou prison. Et c'est alors la prairie qui nous regarde ; prairie habitée par des êtres éloignés dont nous ne déterminons toujours pas les contours ; d'ailleurs comment pouvons-nous savoir qu'ils ont les yeux braqués sur ce trou où nous sommes maintenant ? A ceux que nous ne voyons que de loin, ce trou, finalement faille dans notre forteresse, ne permet-il donc pas désormais de scruter notre intimité ?

Pas d'issue : le trou c'est nous, l'angoisse d'une ouverture scrutée...
A moins que le trou ne devienne meurtrière et force l'intrus à s'approcher, à s'identifier, au risque d'être touché. Et alors l'Internaute signe son commentaire, s'exposant à la réplique.

mercredi 27 avril 2011

Faut-il tisser l'etoffe des heros ?

Dans son roman intitulé Contretemps, Bernardo Toro fait dire à son narrateur : 
« Il n'y a de héros que dans la tête des gens, 
il n'y a de héros que parce que nous ne révélons jamais 
les mobiles souterrains de nos actes. » 



Cependant, Odile Faliu et Marc Tourret expliquent dans leur article, « Le héros de demain », (publié sur le site de l’exposition virtuelle de la Bnf, intitulée Héros, d’Achille à Zidane) : 
« l’histoire de l’imaginaire nous montre qu’assumer les héros, 
c’est accepter l’homme dans ses rêves, 
comme dans ses cauchemars. [1] »

Ainsi il faudrait pouvoir tenir les deux ensemble : affirmer que les rêves et les cauchemars existent, sans omettre de dire les mobiles souterrains plus ordinaires. Quel genre de personnage émergera de ce vide abyssal entre la boue dans laquelle nous nous débattons, et les étoiles vers auprès desquelles ne pouvons que nous brûler les ailes ? Faut-il bâtir un héros pour le couvrir ensuite, par un regard ironique, de goudron et de plumes ? Pourquoi pas ?...


Deux réponses possibles en apparence issues de deux courants radicalement opposés : le naturalisme (c'est-à-dire le réalisme dans ce qu'il a en un sens d'extrémiste par ses prétentions scientifiques), puis la Nouvelle Fiction.


- Emile Zola écrit en effet à Henry Céard en 1885 :
« Vous n'êtes pas stupéfait, comme les autres, de trouver en moi un poète. J'aurais aimé seulement vous voir démonter le mécanisme de mon œil. J'agrandis, cela est certain ; mais je n'agrandis pas comme Balzac, pas plus que Balzac n'agrandit comme Hugo. Tout est là, l’œuvre est dans les conditions de l'opération. Nous mentons tous plus ou moins, mais quelle est la mécanique et la mentalité de notre mensonge ? Or - c'est ici que je m'abuse peut-être - je crois encore que je mens pour mon compte dans le sens de la vérité. J'ai l'hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles sur le tremplin de l'observation exacte. La vérité monte d'un coup d'aile jusqu'au symbole. »

- Francis Berthelot écrit, de son côté, dans un article du Magazine Littéraire (n°392 - 01/11/2000) intitulé « La Nouvelle Fiction » :
« Pour reprendre les termes de J.-L. Mo­reau : "[…] Elle [La Nouvelle Fiction] démasque la fiction inavouée de notre représentation du réel et relance du même coup la quête infinie du sens."
On lui a reproché, comme à toutes les littératures savantes, de pratiquer un élitisme abscons ; et, comme à toutes les fictions transgressives, de ne pas être ancrée dans la réalité. Autant de critiques infondées, qui ne peuvent survivre à une analyse sérieuse. Tout en menant, non sans clins d'œil, sa réflexion sur l'art et sur le monde, la Nouvelle Fiction prend soin de captiver Jules et Margot, amuser l'un, faire pleurer l'autre, et vice versa. Quant à la crasse du caniveau, des hôtels borgnes et des parkings, elle n'a pas peur de s'y aventurer. Mais ce n'est ni pour rouler ni pour y enfermer le lecteur. Bien au contraire, c'est avec la volonté, en façonnant la boue, de l'élever d'un souffle jusqu'aux étoiles pour en tirer contes, récits et sagas à l'image de l'homme. »

S'agit-il dans ces deux cas au fond de fuir la réalité dans la fiction ? S'agit-il de donner à la réalité une cohérence fictive qui la travestirait ou, pire, l'enfermerait dans un mensonge totalitaire ? Les "détails vrais" de Zola, comme la "boue" de Berthelot, prendraient une place alors dans cet écrin formidable de la fiction. L'enjeu, au contraire, serait tout en donnant un sens poétique à la réalité par la fiction, d'assumer pourtant nos rapports à la réalité dans ce qu'ils ont de plus contingents et fangeux... Non pas un écrin, mais une châsse de cristal...
------------------------------
[1] Les auteurs de cette page ont expliqué auparavant (dans la même page) que "les héros des uns sont parfois des monstres aux yeux des autres et inversement. "L’Histoire avec sa grande hache" nous a appris que les héros furent à la fois nos bourreaux et nos sauveurs. "Il y a des héros en mal comme en bien", écrivait déjà La Rochefoucauld dans ses Maximes, et de nos jours encore, l’héroïsme peut être un idéal défendu et utilisé par ceux qui en appellent d’autres à se sacrifier pour eux."

A lire ?: Une démence ordinaire de Nicolas Grimaldi (éd. Puf, 2009) 



mardi 26 avril 2011

Rapport d'incident - 2.1

Naissance du Démon ou comment nous sommes devenus monstrueux (1)


J'avais déjà pu m'apercevoir que donner un cours aux étudiants en première année de BTS M... nécessitait le premier quart d'heure d'une prise en main suffisamment ferme pour couper court aux débordements en tout genre de certains d'entre eux (attitude désinvolte, ricanements, bavardages...).

Mais l'essentiel pour saisir l'atmosphère ou l'état d'esprit de quelques-uns de ces étudiants serait de comprendre leur propension à contester, car leur grand âge leur ayant apporté un regain de sagesse indubitable, ils s'estimaient en droit de recevoir une plus grande considération de la part de professeurs bien impertinents de leur faire quelques remarques.

Or justement, ayant retenu la leçon, j'avais attendu sans broncher leur arrivée pendant un bon quart d'heure, mais nous eûmes l'audace de commencer le cours sans les étudiants retardataires. Lorsque ces derniers arrivèrent enfin, nous nous apprêtâmes malgré tout à oser signaler que ce genre de retard était peu admissible pour des hommes si sages.

M'étant contenu jusque là, je ne pus retenir une remarque trop acerbe pour Monsieur Issane qui, en entrant coiffé de sa casquette et de sa capuche, s'enquit en philosophe de ma bonne santé. Plusieurs étudiants retardataires passèrent derrière lui, tels des moines cénobites qui auraient fait vœu de silence, n'estimant pas digne d'un mot d'excuse le vulgaire profane que je suis... Le dernier d'entre eux, M. Ousdehm, coiffé également de sa capuche, ne prit même pas la peine de lever les yeux sur moi, trop occupé sans doute à écouter les voix du Seigneur dans son téléphone portable.

Je ne sais alors quel démon me piqua, mais je fus pris soudain d'un étonnant sentiment de colère, à tel point que ma bouche se mit à proférer de vives remontrances contre ce dernier. M. Ousdehm ne put évidemment souffrir cet affront et rompit sa joyeuse méditation pour laisser exploser toute la rancœur que je lui inspirais.

Derrière la lucarne de la porte, M. Sambade était encore dehors et contemplait la scène, lui-aussi en communication téléphonique avec je ne sais quel au-delà, si bien que lorsque je lui dis d'entrer, il me demanda la permission de prendre son appel avant de rentrer en cours. Mais emporté alors par mon élan diabolique, le malheureux essuya aussi une série de reproches amers.

La faiblesse de mon esprit profane fit que je ne sus me résoudre à leurs pieux arguments : qui étais-je en effet pour oser m'adresser à ces saints hommes sur ce ton ?

J'allai pourtant plus loin, puisque n'écoutant que ma colère, j'intimai l'ordre au plus vindicatif, M. Ousdehm, de descendre chercher un billet de retard auprès des services de notre Surveillant Général. Je ne sais ce qui me prit : qu'importait en effet un petit quart d'heure de retard dans la vie d'un homme ? Pourquoi, dans ce monde où tout n'est que passions, maladies et vanité, accorder tant d'importance à quelques gestes virulents qui, somme toute, devaient certainement être compris comme l'expression d'une vive réaction certes, mais tout humaine, à mon accueil peu amène et peu charitable ? Quoi ! Comment oublier qu'un sage est aussi un homme ?
Non, mon erreur était une faute bien pire, signe de ma déréliction voire de ma déchéance : je n'avais pas été touché par la Juste Cause de nos étudiants.

M. Ousdehm, en effet vivement agité, car inspiré par une Justice qui m'échappait, eut un premier mouvement consistant à refuser d'obtempérer à mon inique injonction, puis, en bon philosophe, il accepta, magnanime, de partir en claquant la porte, non sans, au préalable, me remettre à mon humble place en me tutoyant...

Il revint sans frapper, certainement pour ne pas nous déranger, et, emporté par un violent courant d'air, il regagna sa place sans billet de retard, et sans mot dire, revenant sans doute à quelque vœu de silence. J'eus alors le malheur d'oser lui demander s'il était bien passé par les services de la vie scolaire, et d'insister sur les conséquences fâcheuses dans le cas contraire. Ses frères cénobites me firent alors comprendre l'offense peccable que je venais de commettre : je n'avais pas mesuré la portée de mes propos sous-entendant que M. Ousdehm pouvait être un menteur !
Je tâchai alors de me défendre, me faisant, pulsion diabolique ultime, l'avocat de moi-même, et nous perdîmes encore un quart d'heure de cours...

N.d.A. : les faits sont presque authentiques mais les noms, non...

Entre terre et mer : un animal symbolique


Est-ce là-bas ce héros qui, galopant entre terre et mer, croit pouvoir, au-delà de l'horizon, atteindre le ciel alors que les vagues le noieront ?

Il ne lui resterait, pour se consoler, que les galets et les ricochets, s'il n'était pas cet animal borné qui cherche ce qu'il doit rapporter à son maître.

lundi 25 avril 2011

Un jour, le crime

"Comme nous amerions, nous qui nous voulons sages, imputer tous les crimes à des déments possédés par le Mal ! Un crime inhumain ne saurait être commis que par des non-humains."
J.-B. Pontalis, Un jour, le crime (éd. Gallimard, 2011, p. 21)

Raconter les monstres, comme raconter les héros, nous rassurerait donc... Rien de très nouveau sans doute, si ce n'est peut-être une éthique littéraire à en tirer : forcer le lecteur à "être à la verticale de lui-même", à s'interroger sur ce qui pousse en lui de criminel et à assumer la porosité entre les frontières du bien et du mal.

Une nouvelle éthique littéraire ? Serait-ce montrer combien un acte a priori monstrueux peut trouver en réalité des explications dans la complexité de l’existence ? 
Oui, il est certainement plus facile de dénoncer le monstre que de le comprendre – ce qui ne signifie assurément jamais de l’excuser, ni l’exonérer de sa responsabilité. Pas plus que la vie ne produit réellement de héros, elle ne produit de monstres.
En fin de compte, on peut se demander si la littérature ne devrait pas être une sorte de tribunal virtuel : comme l’exige l’institution judiciaire, il ne s’agit à aucun moment de juger des monstres, mais seulement des hommes et des femmes dont il reste à déterminer la personnalité, les intentions et, finalement, la part exacte de responsabilité dans les actes commis. Il faut se souvenir cependant que cette institution judiciaire fut en un sens elle aussi criminelle, et à son tour monstrueuse : c'était l'époque où, justement, on faisait du criminel un monstre tel que l'on pouvait nier son humanité...

"Le premier criminel de l'histoire de l'humanité, Caïn, porte en lui son propre châtiment : la culpabilité. Celle-ci est autant le fruit de son remords que celui du jugement implacable de Dieu dont le sixième commandement ordonne "tu ne tueras point".

Caïn est un fratricide.
Il ouvre le ban de crimes et meurtres de toutes espèces, parricide, infanticide, régicide, génocide.
Car le mal, introduit dans l'Eden par ses parents, est en chaque homme.

Eternel puni et fugitif, Caïn pose, au-delà de la question de la culpabilité, celle de la punition.
Dieu ne lui ôte pas la vie. Au commandement de Dieu et à la grâce qu'il accorde au fils d'Adam, les hommes répondent cependant par la peine capitale."
(Exposition Crime et Châtiment, sur un projet de Robert Badinter
et dont Jean Clair fut le commissaire général, Musée d'Orsay, 2010)

dimanche 24 avril 2011

Nouvelle Fiction (en quelques mots pour commencer)

 « 1) la fiction crée et engendre le réel 
2) les fictions se reproduisent mutuellement tels deux miroirs face à face 
3) la fiction donne du sens »


"RÉEL. Plus tu veux être proche du réel, plus tu approches de la fiction. Cet aphorisme noufique [qui appartient à la Nouvelle fiction], voulant être proche du réel, est à lui-même sa propre preuve. Inversement, chaque membre de la NF a eu l'occasion d'inventer des histoires dont il s'est avéré, ensuite, qu'elles étaient véridiques."
(Sylvain Jouty, Petit dictionnaire noufique)

Et pour finir, en quelques mots, un rapprochement tout à fait hasardeux avec la thèse du philosophe allemand Ernst Cassirer :
« malgré tous les efforts de l’irrationalisme moderne, 
la définition de l’homme comme animal rationale 
n’a rien perdu de sa force. 
La rationalité est en effet un caractère inhérent à toutes les activités humaines. 
La mythologie elle-même n’est pas un simple chaos, 
mais possède une forme systématique et conceptuelle. 
Il est cependant impossible de qualifier la structure du mythe de rationnelle. »[1]

En effet la rationalité humaine ne représente que la forme idéale ou l’exigence éthique fondamentale, mais ne peut rendre compte de la spontanéité autonome propre à chacune des formes symboliques. Ainsi : 
« Le terme de raison est fort peu adéquat 
pour englober les formes de la vie culturelle dans leur richesse et leur diversité. 
Or ce sont toutes des formes symboliques. 
Dès lors, plutôt que de définir l’homme comme animal rationale
nous le définirons comme animal symbolicum. »[2]

L’homme crée en effet entre lui et le monde sensible donné, un monde symbolique, c’est-à-dire une certaine organisation ou image du monde qui permet à l’homme de s’y rapporter de manière cohérente (par delà la diversité et la soumission monotone au donné) et de manière chaque fois différente selon son activité (mythique, religieuse, langagière, artistique, ou scientifique).


[1] Essai sur l’homme, ch.2, (1944), trad. N. Massa, éd. de Minuit (Paris, 1991) , p.44.
[2] Ibid., pp.44-45.


 

samedi 23 avril 2011

Rapport d'incident 1

Ayant réellement à cœur d’accomplir notre devoir d’offrir à nos élèves de 1ère STI-Mécanique-automobile une authentique ouverture culturelle, et pris dans cet élan de générosité pédagogique, nous n’avions pas saisi ce que le thème de notre sortie à la Bibliothèque Nationale de France pouvait susciter comme risques. En effet, l’exposition à visiter, portant sur le thème du héros (d’Achille à Zidane), inspira à certains de nos élèves les rêves de gloire les plus fous.

Ainsi, plusieurs jours avant notre sortie, Allan Grandin me fit remarquer, par une belle harangue, que lui et une partie de ses camarades n’avaient pas cours le mardi après midi de notre excursion, et que, par conséquent, il sollicitait ma clémence pour le laisser partir plus tôt, dès notre retour en gare de M. Sans doute aurions-nous dû nous apercevoir que cette oraison héroïque ne constituait que les prémices d’exploits bien plus grands, car, lorsque nous avons osé lui demander davantage d’explications sur les raisons de son empressement à nous quitter si tôt, il argua, sans broncher, d’horaires de bus incompatibles avec notre rentrée prévue à 13h30 au Lycée. Encore une fois, nous aurions déjà dû voir qu’il commençait à se faire de notre lycée une image bien carcérale, s’identifiant certainement ainsi à quelque Edmond Dantès…

Magnanime, nous lui avons, bien entendu, répondu qu’il n’y avait aucun obstacle à sa libération, à l’unique condition qu’une autorisation dérogatoire fût signée en bonne et due forme. D’autorisation, il en fut question la veille de notre départ, mais celle qu’il me rendit alors - avec une semaine de retard - n’indiquait rien de plus que celles que ses camarades m’avaient déjà rendues : heure de dispersion : 13h30 ; lieu de dispersion : Lycée Edmond Rostand…

Pendant ce temps, Jonathan Laverdure préféra tenir un silence ferme, mais ne fomentant pas moins une évasion qu’il rêvait sans doute tout aussi héroïque que celle que préparait son camarade…

Finalement, la visite se passa tout à fait sereinement, peut-être un peu trop sereinement : toutes ces figures héroïques qui leur tendaient les bras, attisèrent, je m’en rends compte maintenant, le feu de leurs rêves d’évasion, si bien qu’arrivés dans notre bonne gare de M., Allan Grandin, tel un Che en proie à l’oppresseur impérialiste, renouvela ses exigences, sans condition, et Jonathan Laverdure quant à lui, tel un Jean Moulin voulant échapper à ses bourreaux, profita que j’étais au téléphone avec la vie scolaire[1], pour se cacher parmi la foule descendant des trains et disparaître. Ainsi lorsque le groupe fut recompté une nouvelle fois à la sortie de la gare, les élèves de 1ère STI-Mécanique-auto n’étaient plus que quinze : après avoir endormi notre méfiance, Jonathan avait, sans jamais nous prévenir de ses intentions, vaincu notre surveillance… Ses camarades nous expliquèrent que ce héros d’un nouveau genre venait de nous échapper dans une voiture conduite par sa maman… 


Suivant son exemple, Allan Grandin se fit calme et silencieux, fermé en somme, préparant sa sortie en jouant la capitulation… Mais l’éclat de son héroïsme ne tarda pas à apparaître au grand jour : tandis que nous étions, une nouvelle fois, au téléphone avec la vie scolaire, nous aperçûmes Allan le grand, prenant d’assaut sa propre voiture - voiture qui n’avait jamais rien eu d’un bus aux horaires impossibles… 

Enfin, par une dernière bravade napoléoniesque, se sentant sans doute investi d’une juste colère, ce dernier méprisa avec panache nos gesticulations comminatoires ; et c’est peut-être avec quelque pincement qu’il ne put faire cabrer sa monture automobile… Nous étions faits de toute façon, et nous en fûmes quittes pour un dernier appel à la vie scolaire ; heureusement, les autres héros de la 1ère STI-Méca-auto étaient rassasiés d’exploits…


[1]              Jules Gnocchi venait de se souvenir qu’il avait un mot dans son carnet indiquant qu’il était autorisé à sortir dès notre retour à la gare de M. ; or le mot était bien curieusement signé “Madame Gnocchi” ; et, dans le doute, nous préférions donc demander conseil à la vie scolaire…

N.d.A. : les faits sont presque authentiques mais les noms, non...
(Tristan Clément Nivose)

Avertissement ambigu

Avertissement ambigu - aux frileux qui n’aiment pas plonger  la tête la première , et autres esprits critiques


Un lecteur érudit verra sans doute, dans les pages dédiées à nos Rapports d'incident, le « péché d’idolâtrie » dont parle Marcel Proust pour qualifier « une infirmité essentielle à l'esprit humain » : péché qui consiste à fondre la réalité dans le moule des oeuvres d’art, péché qui rend impossible toute perception de la vie ordinaire sans qu’elle soit préalablement digérée par des sucs littéraires et artistiques.
Et le lecteur, même inculte, verra ainsi peut-être dans ces pages une triple faute : une faute envers soi-même, une faute esthétique, et enfin aussi une faute éthique ; c’est-à-dire à la fois un « manque de sincérité », à la fois une cécité à la beauté ordinaire des choses, et, dans le même temps, un crime de lèse-altérité – refusant d’accorder aux autres ce qui leur revient : leurs pensées intimes, leur identité propre, leur personnalité. Aussi ces pages seraient-elles trois fois criminelles.

Cependant, cher lecteur, permettez à l’auteur de se moquer, pour quelques pages seulement, un peu de ces griefs, de vivre en pécheur certes, mais de vivre, parce qu’il vit dans un monde, qui, s’il était définitivement abandonné des dieux et des héros, lui serait insupportable (comme il le serait sans doute par nombre de personnages qui le peuplent). Permettez-lui donc au moins de croire encore en quelques idoles – même s’il les sait façonnées dans les vieux chiffons volés de nos rêves : le pécheur et le criminel connaissent au fond bien leurs forfaits. Permettez-lui enfin, confrère lecteur, d’habiller malgré tout une poignée de misérables avec des costumes taillés à leur mesure dans une étoffe dérobées aux héros.
Mais croyez bien à votre tour, cher collègue, que ces idoles, avec toutes leurs grimaces et leur pantomime n’ont pas rien à revendiquer – armés qu’ils sont ainsi, pauvres bonshommes, avec des épées recyclées, heaumes à la visière grinçante et autres écus rouillés… Osons croire que la peau colle toujours un peu à l’armure et que cet héroïsme de mascarade donne un peu plus de sens à la vie ordinaire.
Enfin, si nous avons certainement tous un peu de l’âme de don Quichotte, et, si nous ne voulons pas en pleurer, il ne nous reste qu’à en rire – la larme à l’oeil…

(Tristan Clément Nivose)