vendredi 25 mai 2012

Rapport d'incident - 5 : Tyrannie de la beauté


 Cosméline est entrée en cours encore en retard et d’une humeur orageuse. Au bout de quelques instants elle se mit à scander que ça sentait le « brûlé », qu’il y avait sans doute le feu et enjoignit à plusieurs reprises ses camarades à sortir. Elle ébaucha ainsi un mouvement d’évacuation, et il nous fallut un certain sang froid pour ne pas succomber à la panique…
 Heureusement, l’un des élèves eut pitié de son misérable professeur : il expliqua tout en deux mots, au risque de voir fondre sur lui les foudres de Cosméline, qui doit compter parmi ses ascendants quelque dieu grec. Or donc, en fait d’odeur de « brûlé », il s’agissait des cheveux noirs de notre héroïne. Sa duperie démasquée, Cosméline prit le parti de s’en amuser et de s’en faire une fierté, un étendard : elle prit à pleine main une mèche de cheveux rongée par le feu, et dans un éclat de rire, la brandit du mieux qu’elle put. 
 Lorsque j’osai lui réclamer son carnet de liaison pour en discuter à la fin de l’heure, Cosméline refusa aussitôt de me le donner, niant donc l’autorité du triste et dérisoire être humain que j’étais - ma fonction de professeur ne pouvait-elle donc pas me fournir quelque dignité ?
Mais, même issus de quelque divinité, et sans doute en raison même de cette origine sacrée, les héros savent être charitables ; Cosméline finit donc par faire comme si mes dérisoires menaces pouvaient la toucher : elle me tendit son carnet – détournant cependant son visage céleste de ma face méprisable. 

Peu de temps après, bien avant la fin du cours, Cosméline s’apprêtait à sortir : elle souhaitait, nous dit-elle, « se changer ». Une héroïne ne peut se laisser aller. Je le savais. Pourtant une honteuse rancœur me poussa à m’opposer à cette sortie intempestive. Forte de son droit (divin), Cosméline insista ardemment : il ne s’agissait pas de permettre le déroulement d’un cours qui entravait sa sublime liberté  et risquait d’entacher sa beauté qui se fanait à vue d’œil. Le cours se poursuivit malgré tout : sans doute ne peut-on pas reprocher à Cosméline de ne pas connaître la pitié.
Mais un tel être a des exigences que le commun des mortels ne peut saisir. L’instant d’après, Cosméline interrompit encore le cours car elle désirait cette fois aller à l’infirmerie : elle avait avalé le capricieux piercing qu’elle tâchait de positionner depuis quelques minutes. Je ne sais quel fol et mesquin esprit de vengeance m’anima alors : je refusai à nouveau : voulais-je l’étouffer ? Sa nature divine lui permit évidemment de survivre à la suite du cours. 

Puis elle se leva sans autorisation pour jeter un papier à la poubelle. Lorsque je lui dis qu’elle n’avait pas à se lever ainsi, et que le papier pourrait attendre la fin de l’heure pour être jeté, elle se mit en devoir de me pousser gracieusement et répéta au moins quinze fois : « mais ça m’encombre !... » En fait d’encombrement, Cosméline est assise seule à une table prévue pour deux personnes, mais quoi ! on laisserait cohabiter sur le même plateau la pureté de ses mains avec les ordures ! Elle finit par retourner à sa place : le cygne sait que ses plumes ne peuvent être souillées.
Pour désapprouver, Cosméline se contenta d’émettre un bâillement tonitruant et moqueur. Puis d’elle-même, elle  prit ses affaires et s’installa au fond de la classe, assez loin de ma présence lamentable.

Elle interpelait désormais ses camarades sur des sujets autrement plus fondamentaux que les accords du participe passé : la tache noire sur le tee-shirt d’Untel, le futur tatouage d’Unetelle, les dires et les amours enfin d’Unetelle et d’Untel.
J’avais pu m’apercevoir que, tout en dissertant, Cosméline semblait se refaire une beauté à l’aide d’un miroir – sorte de miroir de poche pliable qu’elle ouvrait et refermait à sa guise dans la paume de sa main avec une aisance déconcertante, à croire qu’elle était née avec, à l’image d’Athéna, née casquée. Mais son agitation gênant le cours, je dus interrompre son activité esthétique afin de la mettre moi-même vraiment à l’écart à une autre table, plus au fond de la classe. Me dirigeant vers elle qui refusait évidemment de recevoir quelque injonction que ce soit, j’aperçus sur sa table, à côté de son miroir rouge, une lame de rasoir.
Elle fit aussitôt disparaître l’objet en prenant ses affaires pour se déplacer une dernière fois enfin. Lorsqu’elle se fut installée, je lui réclamai évidemment la lame de rasoir. Cosméline fit mine de ne pas comprendre de quoi je parlais : mes yeux malades et mortels étaient victimes d’hallucinations…

Jusqu’à la fin du cours, qui avait consisté essentiellement dans l’admiration de notre héroïne, celle-ci tenta de continuer à interpeler ses camarades, refusa catégoriquement de faire le travail demandé (sur feuille), allant jusqu’à se couvrir entièrement la tête de son manteau. Sans doute en profitait-elle pour se prodiguer, dissimulée aux regards indiscrets, les soins esthétiques nécessaires à son rang.

Lorsque la sonnerie retentit, Cosméline se dirigea vers la porte, je l’arrêtai et, comprenant sans doute que je la retiendrais jusqu’à ce qu’elle me remît la lame de rasoir, Cosméline, les sourcils parfaitement taillés en pointe, au rasoir, déposa l’objet sur mon bureau, en me lançant : « Allez ! C’est bon ! Tenez ! » Puis, dans un nouvel éclat de rire, elle franchit aussitôt la porte de la salle comme emportée par quelque vent supra-lunaire. 

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samedi 19 mai 2012

Disséqué


Obscène : quand le dedans s’exhibe pour la première fois, il éclate : il semble faire l’étalage des atours depuis tant de nuits recelés - à vous en dégoûter.

Sapate : mais quelles couleurs rutilantes dans l’écrin de cette peau rocailleuse !

Fixion : fixation sans croix, à une seule planche par un seul clou - le poisson est plus économe que le crucifié. Motif supplémentaire pour un chrétien, moins doloriste et plus incisif, de faire du poisson un symbole divin ?

Viscéral : la tête bien ancrée, il gardera son sang froid, mais sa bile nue s’échauffe au soleil. Or il ne lui reste plus que ses viscères mollement fiévreux pour reposer le chef de son corps, et une planche de bois pour seul salut…

Pantin sédentaire : prothèse de bois pour un poisson qui ne peut plus désormais que flotter ou pourrir sur place – radeau médusé.

Aveu : j’ai dévoré la chair, sans considérer qu’il avait bien fallu dépecer la bête, sans songer que j’aurais à contempler le noyau de cette dissection : cette tête de poisson aux yeux noirs dormants, à laquelle reste accroché, comme une pendule, tout un réseau compliqué de tuyaux marbrés et de sachets multiformes, pleins d’humeurs mystérieuses pour le profane.

Mécanique : dépecée, démontée, disséquée, dissociée, déconnectée, décomposée… Cassée : je ne saurais jamais recoller les morceaux. Mais tout est bien : j’ai déjà mangé l’essentiel, j’ai déjà fait mien le comestible ; j’ai recyclé, redonné de la vie, du mouvement et du jeu par cette digestion. C’est la raison pour laquelle le comestible n’est plus sur la photo : il est déjà en moi, celui que vous ne voyez pas – marionnettiste hors-champ. Vous qui regardez ces mots, considérez s’il n’y a pas un peu de la chair de cette roussette éventrée dans les caractères imprimés par mes doigts sur le clavier.

Charitable : les premiers ont mangé, ceci était son corps – la trace demeure pour les derniers. Et les derniers seront les premiers à profiter de ces restes luisants ; ils pourront toujours les trouver beaux, s’ils ne veulent pas s’en nourrir. 


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