dimanche 8 mai 2011

Totalitarisme de la fiction ?

« Ce que les masses refusent de reconnaître, c’est le caractère fortuit dans lequel baigne la réalité. Elles sont prédisposées à toutes les idéologies parce que celles-ci expliquent les faits comme étant de simples exemples de lois, et éliminent les coïncidences en inventant un pouvoir suprême et universel qui est censé être à l’origine de tous les accidents.

La propagande totalitaire fleurit dans cette fuite de la réalité vers la fiction, de la coïncidence vers la cohérence.
[…]

En d’autres termes, s’il est vrai que les masses sont obsédées par le désir d'échapper à la réalité, parce que dans leur déracinement essentiel, elles ne peuvent plus en supporter les aspects accidentels et incompréhensibles, il est également vrai que leur soif de fiction a un certain rapport avec ces qualités de l’esprit humain dont la cohérence structurelle domine le simple hasard.

La fuite des masses devant la réalité est une condamnation du monde dans lequel elles sont contraintes de vivre et ne peuvent subsister, puisque la coïncidence en est devenue la loi suprême et que les êtres humains ont besoin de transformer constamment les conditions chaotiques et accidentelles en un schéma humain d'une relative cohérence.  

Avant de prendre le pouvoir et d'établir un monde conforme à leurs doctrines, les mouvements totalitaires suscitent un monde mensonger et cohérent qui, mieux que la réalité elle-même, satisfait les besoins de l'esprit humain ; dans ce monde, par la seule vertu de l'imagination, les masses déracinées se sentent chez elles et se voient épargner les coups incessants que la vie réelle et les expériences réelles infligent aux êtres humains et à leurs attentes.
La force de la propagande totalitaire - avant que les mouvements aient le pouvoir de faire tomber un rideau de fer pour empêcher qui que ce soit de troubler, par la moindre parcelle de réalité, la tranquillité macabre d'un monde entièrement imaginaire - repose sur sa capacité à couper les masses du monde réel. » 
(Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme (1951), Troisième partie : « Le totalitarisme », chapitre XI tome 3 : Le système totalitaire, éditions du Seuil, 1972, rééd. coll. Points/Essais, 1995, pp. 77-78 ; ou Les origines du totalitarisme, Troisième partie : Le totalitarisme, chapitre XI, 1, trad. Jean-Louis Bourget, Robert Davreux et Pierre Lévy, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, pp. 672-673.)

Affiche du film de Charlie Chaplin "Le Dictateur"
réalisé en 1939-1940, 
lors de sa sortie à Paris, après la guerre. LAP-36297 .
© LAPI / Roger-Viollet

La fiction donc, avec ses légions de héros et de monstres : une forme de pensée totalitaire ? Une négation de la finitude ? Une omission du hasard et des contingences ? Une lâche fuite de la réalité ?





A moins que... :

1) A moins que le mot « totalitaire » ne soit ici un mot (gros ?), politiquement daté (afin apparemment  d’assimiler, il y a près d'une cinquantaine d'années, le communisme au nazisme), et qui, comme dommage collatéral, diaboliserait  « les besoins de l'esprit humain », opposant artificiellement ce qui chez l’homme est tissé ensemble : le réel et l’imaginaire. Une façon de supposer l'existence d'un arrière-monde fait de contingences, comme autant de noyaux que l'esprit humain ne pourrait pas digérer...
Pour autant, comment ne pas refuser une esthétique qui œuvrerait dans le sens d'inventions aux prétentions démesurément globalisantes et autres théories simplificatrices du complot ?



 2) A moins que l’homme ne soit fondamentalement un être de langage, qui ne connaît que la langue (ou le symbole) pour se rapporter au monde, langage qui, dès qu’il est formulé, de manière un tant soit peu réfléchie ou travaillée, devient peu ou prou, construction, voire fiction (et pourquoi pas mensonge ?) – seul espace  possible, rendu habitable par la paroi  ainsi sécrétée entre lui et le monde.

« […] Le mollusque est doué d’une énergie puissante à se renfermer. Ce n’est à vrai dire qu’un muscle, un gond, un blount et sa porte.
Le blount ayant sécrété la porte. Deux portes légèrement concaves constituent sa demeure entière.
Première et dernière demeure. Il y loge jusqu’après sa mort.
Rien à faire pour l’en tirer vivant.
La moindre cellule du corps de l’homme tient ainsi, et avec cette force, à la parole, - et réciproquement.
Mais parfois un autre être vient violer ce tombeau, lorsqu’il est bien fait, et s’y fixer à la place du constructeur défunt.
C’est le cas du pagure. »
(Francis Ponge, « Le mollusque »,  Le Parti-pris des choses, 1942)


L’homme serait aussi ce pagure, ne pouvant vivre que dans une coquille, et qui, n’ayant pas encore eu l’audace ni le courage de se bâtir un tel habitat, hériterait des coquilles des autres, élisant celles qui lui semblent les plus belles – les plus beaux tombeaux...
Jusqu’à, monstrueuse et contrefaite évolution, devenir mollusque à son tour, secrétant sa propre coquille – un monument à son exacte mesure et dont un autre pagure héritera peut-être.

« […] leur monument est fait de la véritable sécrétion commune du mollusque homme, de la chose la plus commune et proportionnée à son propre corps, et cependant la plus différente de sa forme que l’on puisse concevoir : je veux dire la PAROLE. »
(Francis Ponge, « Notes pour un coquillage »,  Le Parti-pris des choses, 1942)

L'écume ne serait peut-être rien d'autre que la salive de ces mollusques - le mollusque participant ainsi par ses sécrétions au milieu marin dans lequel il vit...

Cependant le bon sens nous dit bien que le monde n’est ni fictif ni a priori langagier :
« La principale infirmité de la propagande totalitaire, c’est qu’elle ne peut satisfaire le désir qu’ont les masses d’un monde complètement cohérent, compréhensible et prévisible, sans entrer en grave conflit avec le sens commun. […] le bon sens nous dit que c’est précisément cette cohérence qui n’est pas de ce monde et qui prouve qu’elles sont fabriquées. »
(Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme , op. cit.)

Voilà pourquoi il ne s’agit pas de cela en littérature s'il reste en elle quelque chose qui lui échappe. En ce sens, malgré sa différence abyssale de forme avec une réalité qui la dépasse (comme entre le mot et n’importe quelle chose qu’il peut bien désigner), la littérature n’est visiblement pas infirme si son propos demeure proportionné aux désordres du monde, et accepte de rendre compte de son incohérence – sans réduction « totalitairement » simpliste. la coquille est alors une paroi vivante, qui respire...
Maintenons pour autant que cette réalité n’est peut-être pas perçue comme telle en dehors des mots pour la dire.

Mais il reste à ne pas éclater - ni implosion, ni explosion - sous la pression des abysses, ni à force d'une prétention de grenouille (voulant se faire aussi grosse que le monde et l'avaler, pour le digérer définitivement, le nier une bonne fois).


3) A moins que la vie réellement vécue, c’est-à-dire celle dont nous avons pris réellement conscience, n'ait nécessité une élaboration réflexive qui déconstruit les impressions qui semblaient pourtant s’imposer à nous objectivement, comme de l’extérieur.

Or cette élaboration et cette déconstruction ne sont-elles pas aussi, dans une certaine mesure, fiction (et pour quoi pas mensonge) ? Une fiction et un mensonge qui ont au moins le mérite d’être conscients d’eux-mêmes, contrairement à l’inconscience ennuyeuse des faits contingents et chaotiques que l’on croit recevoir sans rien avoir à faire. Une fiction qui, au fond, est plus vraie que le mensonge d’une vie qui ne sait pas ce qu’elle vit.

«    Peu à peu conservée par la mémoire, c’est la chaîne de toutes les impressions inexactes, où ne reste rien de ce que nous avons réellement éprouvé, qui constitue pour nous notre pensée, notre vie, la réalité, et c’est ce mensonge-là que ne ferait que reproduire un art soi-disant « vécu », simple comme la vie, sans beauté, double emploi si ennuyeux et si vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate, qu’on se demande où celui qui s’y livre trouve l’étincelle joyeuse et motrice, capable de le mettre en train et de le faire avancer dans sa besogne.
       La grandeur de l’art véritable, au contraire, […], c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l’avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie, par conséquent, réellement vécue, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés ». Ressaisir notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style, pour l’écrivain aussi bien que pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision. […] Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. […].
        Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même, l’amour-propre, la passion, l’intelligence et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher maintenant, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie.

        En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s’« observer », dont les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites, et souvent lues à rebours, et péniblement déchiffrées. Ce travail qu’avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d’imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c’est ce travail que l’art défera, c’est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs, où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous qu’il nous fera suivre. Et sans doute c’était une grande tentation que de recréer la vraie vie, de rajeunir les impressions. Mais il y fallait du courage de tout genre et même sentimental. Car c’était avant tout abroger ses plus chères illusions, cesser de croire à l’objectivité de ce qu’on a élaboré soi-même, et au lieu de se bercer une centième fois de ces mots « elle était bien gentille », lire au travers : « j’avais du plaisir à l’embrasser ». Certes, ce que j’avais éprouvé dans ces heures d’amour, tous les hommes l’éprouvent aussi. On éprouve, mais ce qu’on a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne montrent que du noir tant qu’on ne les a pas mis près d’une lampe, et qu’eux aussi il faut regarder à l’envers : on ne sait pas ce que c’est tant qu’on ne l’a pas approché de l’intelligence. »
(Marcel Proust, Le Temps retrouvé, 1927, éd. Gallimard, coll. « La Pléiade », t.III, pp. 894-896)



Dès lors cette « vie réellement vécue », n’est pas cette « propagande totalitaire » qui simplifie et aliène : le travail artistique conscient de lui-même, de son acte de création, en braquant le projecteur de sa conscience sur le monde, ne le simplifie pas, il cherche dans ses plis...

En somme :

"Raconter les monstres
En souriant sans complexe
Narrer les fleurs de cobalt
Emergeant des charniers

Embaucher des snipers
Au son mélodique de katiousha
Pour élaguer les nuages
Et vitrifier la beauté

Vaporiser le jade
Sur des torrents de poussière d'or
Laver l'argent à l'acide
En régénérant la couleur

Tout ça juste pour dire
Qu'en-dehors d'un sourire
Surfant sur un missile sol-air
Seul un feu d'artifice" 
(gmc, "Crime en hiver")

Autant proposer une lecture du monde consciente, par son sourire, de sa propre finitude : nous  sourions de voir nos gerbes inachevées, qui n'auront jamais TOUT dit. Reste le plaisir d'un feu d'artifice qui ne sera jamais atomique...

Autant tâcher de déplier les plis de la complexité du monde – monde qui, de prime abord, n’offre que des impressions compactes, non encore interprétées et en ce sens non senties ou non réellement vécues, si repliées sur elles-mêmes que la pliure n'apparaît pas encore. Et en dépliant, s'apercevoir que l'on plie à nouveaux frais...


La fiction : une châsse de cristal qui permettrait de distinguer les rugosités dégoûtantes de chaque grain de sable dans la boue

Le mensonge artiste : une loupe dont la limpidité permettrait d’admirer le flou du monde

Les héros et les monstres : des fantoches aux revolvers chargés de feux follets

Le poète : une araignée besogneuse qui tisserait sa toile si finement, et avec tant de fils, qu’elle ne laisserait pas échapper la moindre poussière – enchâssant chacun de ces grains de crasse dans les perles de rosée qui se forment à l’aube et s'évaporent à midi.

4 commentaires:

  1. fut un temps où je me (com)plaisais dans cette phrase: "qu'est-ce que le réel? un imaginaire atrophié" ^^...jusqu'au jour où un de mes amis m'a rétorqué "non, un imaginaire tout court"... ce en quoi il avait totalement raison^^

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  2. Commentaire tout à fait "noufique" [adj. : qui appartient à la Nouvelle Fiction]

    "RÉEL. " Plus tu veux être proche du réel, plus tu approches de la fiction. " Cet aphorisme noufique [qui appartient à la Nouvelle fiction], voulant être proche du réel, est à lui-même sa propre preuve. Inversement, chaque membre de la NF a eu l'occasion d'inventer des histoires dont il s'est avéré, ensuite, qu'elles étaient véridiques."
    (Sylvain Jouty, Petit dictionnaire noufique)

    [cf. http://regardsdesoie.blogspot.com/2011/04/nouvelle-fiction-en-quelques-mots-pour.html]

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  3. ceci est corroboré par des sources "historiques": pour chaque art, les grecs avaient désigné une muse, y compris pour l'Histoire.....en tant qu'art de la fiction

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  4. Pourtant, Aristote souligne la distinction, au chapitre IX de la Poétique, entre l’historien et le poète :
    "Le rôle du poète est de dire non pas ce qui a réellement eu lieu mais ce à quoi on peut s’attendre, ce qui peut se produire conformément à la vraisemblance ou à la nécessité. En effet, la différence entre l’historien et le poète […] vient de ce fait que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce à quoi l’on peut s’attendre. Voilà pourquoi la poésie est une chose plus philosophique et plus noble que l’histoire : la poésie dit plutôt le général, l’histoire le particulier. Le général, c’est telle ou telle chose qu’il arrive à tel ou tel de dire ou de faire, conformément à la vraisemblance ou à la nécessité ; c’est le but visé par la poésie, même si par la suite elle attribue des noms aux personnages. Le particulier, c’est ce qu’à fait Alcibiade, ou ce qui lui est arrivé." (1451a – 1451b)

    L’historien dirait, selon Aristote, le particulier et se contenterait de la succession des faits bruts...

    Mais l'histoire conçue ainsi existe-t-elle vraiment (sans fiction) ?

    cf. sur ces rapports entre Histoire, Fiction et Littérature : Annales, n°2 mars-avril 2010, "Savoirs de la littérature"

    Tout ceci, sans oublier combien la littérature élargit le champ des possibilités existentielles, et en ce sens, dépasse voire anticipe l'Histoire.
    (à lire sans doute : J. Bouveresse, La connaissance de l'écrivain, Sur la littérature, la vérité et la vie, 2008)

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