samedi 30 avril 2011

Rapport d'incident - 2.2

Naissance du Démon ou comment nous sommes devenus monstrueux (2)


Nous faisions cours de 10h30 à 12h30 dans le Saints des Saints lycéens de la littérature : le Centre de Documentation et d’Information, le CDI. Alors que nous étions ainsi accueillis au cœur de ce sanctuaire de silence et de paix, je recommandai aux élèves le plus grand recueillement devant les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau. Certains élèves priaient avec tant de dévotion, que je ne sais quel diable me piqua, mais une influence maléfique prit possession de mon corps professoral pour m’intimer l’ordre de faire taire ces prières sous prétexte qu’elles étaient trop bruyantes. J’eus même l’outrecuidance de m’en prendre aux plus fidèles admirateurs de Rousseau : M. Sambade et M. Saïdaoui notamment... Poussant jusqu’au bout la folie, le démon dogmatique et autoritaire que j’étais devenu décida, après maintes réprimandes scandaleuses, de sanctionner les plus dévots pour « bavardages » : M. Saïdaoui et M. Sambade. Ce dernier n’écoutant que son cœur, pris alors d’une juste colère, replia avec fracas son cahier. Sans doute  était-ce une provocation pour exorciser le démon qui s’était emparé de son cher professeur, qui tonna alors : « Si vous refusez de travailler, vous sortez ! ». Serein, et sûr du bien-fondé de sa cause, M. Sambade croisa les bras en signe de juste protestation, pour répliquer en des propos réfléchis et mesurés : « Non ! Je sors pas ! » Mais le dragon ne s’avoua pas sitôt terrassé, si bien que dans un sursaut, il beugla : « Si vous ne sortez pas, alors vous travaillez ! ». Notre chevalier répondit après mûre mais prompte réflexion : « Non ! Je travaille pas ! ». Pris par une ire immense et insondable, je m’entendis tonitruer : « Ne vous inquiétez pas, je ne manquerai pas de rendre compte de votre attitude dans mon prochain rapport d’incident ! ». La riposte ne se fit pas attendre : « Si ça vous amuse… »
        Le monstre que j’étais, sur le point de rendre les armes, fut sauvé par les camarades du brave croisé qui eurent pitié de leur professeur possédé : ils poussèrent M. Sambade à gracier le démon et à rouvrir son cahier afin de reprendre le texte sacré de Rousseau et d’en lire enfin le second paragraphe. Ce qu’il tâcha de faire, un peu contre son gré, parce que le brave ne doit pas paraître baisser les bras devant un ennemi à ce point inique.
      Cette iniquité, les plus preux ne purent la tolérer sans mot dire, et quelques élèves se piquèrent une nouvelle fois d’épouser la cause du valeureux opprimé. Et notamment, d’une manière bien surprenante, le discret M. Moussamouni qui fit pourtant réellement tout pour calmer les ardeurs chevaleresques de son camarade, m’interpella en ce sens : d’autres étaient en train de bavarder et je ne leur disais rien... Tandis que, à bout de nerfs et comme dans un dernier râle, le succube en moi lui fit remarquer qu’il faisait preuve de quelque paranoïa à croire que j’en avais spécialement contre eux, M. Moussmouni rétorqua : « Vous me parlez pas comme ça ! Je vous préviens, moi, ça va pas être comme avec Sambade ! »…

     A ce jour, une partie de la classe semble avoir entamé une guerre sainte contre l’injustice diabolique de leur professeur…
...

le trou

Le trou : 

D'abord "Ouverture en creux faite dans un corps..." (Emile Littré, Dictionnaire) Une ouverture comme une possibilité de se libérer alors de ce qui enferme : “Séma soma”, le corps est prison ou tombeau... Le trou offre ainsi une percée dans cette muraille, en avant vers où nous ne sommes pas encore. Mais il y a tout de même quelque myopie à ne voir nettement que les parois creusées ici sous notre nez : l'avenir serait-il toujours cette vaste prairie trop floue d'être hors du corps où nous résidons chez nous ?

Cependant,

le trou "se dit d'une demeure, ville ou logis, dont on veut indiquer la petitesse, l'étroitesse d'une manière exagérée." (Emile Littré, Dictionnaire) Alors le trou n'est plus essentiellement ouverture, et le regard se porte en arrière vers l'intérieur, vers le corps et ses parois trop étroites. Le trou, nombril, devient lui-même tombeau ou prison. Et c'est alors la prairie qui nous regarde ; prairie habitée par des êtres éloignés dont nous ne déterminons toujours pas les contours ; d'ailleurs comment pouvons-nous savoir qu'ils ont les yeux braqués sur ce trou où nous sommes maintenant ? A ceux que nous ne voyons que de loin, ce trou, finalement faille dans notre forteresse, ne permet-il donc pas désormais de scruter notre intimité ?

Pas d'issue : le trou c'est nous, l'angoisse d'une ouverture scrutée...
A moins que le trou ne devienne meurtrière et force l'intrus à s'approcher, à s'identifier, au risque d'être touché. Et alors l'Internaute signe son commentaire, s'exposant à la réplique.

mercredi 27 avril 2011

Faut-il tisser l'etoffe des heros ?

Dans son roman intitulé Contretemps, Bernardo Toro fait dire à son narrateur : 
« Il n'y a de héros que dans la tête des gens, 
il n'y a de héros que parce que nous ne révélons jamais 
les mobiles souterrains de nos actes. » 



Cependant, Odile Faliu et Marc Tourret expliquent dans leur article, « Le héros de demain », (publié sur le site de l’exposition virtuelle de la Bnf, intitulée Héros, d’Achille à Zidane) : 
« l’histoire de l’imaginaire nous montre qu’assumer les héros, 
c’est accepter l’homme dans ses rêves, 
comme dans ses cauchemars. [1] »

Ainsi il faudrait pouvoir tenir les deux ensemble : affirmer que les rêves et les cauchemars existent, sans omettre de dire les mobiles souterrains plus ordinaires. Quel genre de personnage émergera de ce vide abyssal entre la boue dans laquelle nous nous débattons, et les étoiles vers auprès desquelles ne pouvons que nous brûler les ailes ? Faut-il bâtir un héros pour le couvrir ensuite, par un regard ironique, de goudron et de plumes ? Pourquoi pas ?...


Deux réponses possibles en apparence issues de deux courants radicalement opposés : le naturalisme (c'est-à-dire le réalisme dans ce qu'il a en un sens d'extrémiste par ses prétentions scientifiques), puis la Nouvelle Fiction.


- Emile Zola écrit en effet à Henry Céard en 1885 :
« Vous n'êtes pas stupéfait, comme les autres, de trouver en moi un poète. J'aurais aimé seulement vous voir démonter le mécanisme de mon œil. J'agrandis, cela est certain ; mais je n'agrandis pas comme Balzac, pas plus que Balzac n'agrandit comme Hugo. Tout est là, l’œuvre est dans les conditions de l'opération. Nous mentons tous plus ou moins, mais quelle est la mécanique et la mentalité de notre mensonge ? Or - c'est ici que je m'abuse peut-être - je crois encore que je mens pour mon compte dans le sens de la vérité. J'ai l'hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles sur le tremplin de l'observation exacte. La vérité monte d'un coup d'aile jusqu'au symbole. »

- Francis Berthelot écrit, de son côté, dans un article du Magazine Littéraire (n°392 - 01/11/2000) intitulé « La Nouvelle Fiction » :
« Pour reprendre les termes de J.-L. Mo­reau : "[…] Elle [La Nouvelle Fiction] démasque la fiction inavouée de notre représentation du réel et relance du même coup la quête infinie du sens."
On lui a reproché, comme à toutes les littératures savantes, de pratiquer un élitisme abscons ; et, comme à toutes les fictions transgressives, de ne pas être ancrée dans la réalité. Autant de critiques infondées, qui ne peuvent survivre à une analyse sérieuse. Tout en menant, non sans clins d'œil, sa réflexion sur l'art et sur le monde, la Nouvelle Fiction prend soin de captiver Jules et Margot, amuser l'un, faire pleurer l'autre, et vice versa. Quant à la crasse du caniveau, des hôtels borgnes et des parkings, elle n'a pas peur de s'y aventurer. Mais ce n'est ni pour rouler ni pour y enfermer le lecteur. Bien au contraire, c'est avec la volonté, en façonnant la boue, de l'élever d'un souffle jusqu'aux étoiles pour en tirer contes, récits et sagas à l'image de l'homme. »

S'agit-il dans ces deux cas au fond de fuir la réalité dans la fiction ? S'agit-il de donner à la réalité une cohérence fictive qui la travestirait ou, pire, l'enfermerait dans un mensonge totalitaire ? Les "détails vrais" de Zola, comme la "boue" de Berthelot, prendraient une place alors dans cet écrin formidable de la fiction. L'enjeu, au contraire, serait tout en donnant un sens poétique à la réalité par la fiction, d'assumer pourtant nos rapports à la réalité dans ce qu'ils ont de plus contingents et fangeux... Non pas un écrin, mais une châsse de cristal...
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[1] Les auteurs de cette page ont expliqué auparavant (dans la même page) que "les héros des uns sont parfois des monstres aux yeux des autres et inversement. "L’Histoire avec sa grande hache" nous a appris que les héros furent à la fois nos bourreaux et nos sauveurs. "Il y a des héros en mal comme en bien", écrivait déjà La Rochefoucauld dans ses Maximes, et de nos jours encore, l’héroïsme peut être un idéal défendu et utilisé par ceux qui en appellent d’autres à se sacrifier pour eux."

A lire ?: Une démence ordinaire de Nicolas Grimaldi (éd. Puf, 2009) 



mardi 26 avril 2011

Rapport d'incident - 2.1

Naissance du Démon ou comment nous sommes devenus monstrueux (1)


J'avais déjà pu m'apercevoir que donner un cours aux étudiants en première année de BTS M... nécessitait le premier quart d'heure d'une prise en main suffisamment ferme pour couper court aux débordements en tout genre de certains d'entre eux (attitude désinvolte, ricanements, bavardages...).

Mais l'essentiel pour saisir l'atmosphère ou l'état d'esprit de quelques-uns de ces étudiants serait de comprendre leur propension à contester, car leur grand âge leur ayant apporté un regain de sagesse indubitable, ils s'estimaient en droit de recevoir une plus grande considération de la part de professeurs bien impertinents de leur faire quelques remarques.

Or justement, ayant retenu la leçon, j'avais attendu sans broncher leur arrivée pendant un bon quart d'heure, mais nous eûmes l'audace de commencer le cours sans les étudiants retardataires. Lorsque ces derniers arrivèrent enfin, nous nous apprêtâmes malgré tout à oser signaler que ce genre de retard était peu admissible pour des hommes si sages.

M'étant contenu jusque là, je ne pus retenir une remarque trop acerbe pour Monsieur Issane qui, en entrant coiffé de sa casquette et de sa capuche, s'enquit en philosophe de ma bonne santé. Plusieurs étudiants retardataires passèrent derrière lui, tels des moines cénobites qui auraient fait vœu de silence, n'estimant pas digne d'un mot d'excuse le vulgaire profane que je suis... Le dernier d'entre eux, M. Ousdehm, coiffé également de sa capuche, ne prit même pas la peine de lever les yeux sur moi, trop occupé sans doute à écouter les voix du Seigneur dans son téléphone portable.

Je ne sais alors quel démon me piqua, mais je fus pris soudain d'un étonnant sentiment de colère, à tel point que ma bouche se mit à proférer de vives remontrances contre ce dernier. M. Ousdehm ne put évidemment souffrir cet affront et rompit sa joyeuse méditation pour laisser exploser toute la rancœur que je lui inspirais.

Derrière la lucarne de la porte, M. Sambade était encore dehors et contemplait la scène, lui-aussi en communication téléphonique avec je ne sais quel au-delà, si bien que lorsque je lui dis d'entrer, il me demanda la permission de prendre son appel avant de rentrer en cours. Mais emporté alors par mon élan diabolique, le malheureux essuya aussi une série de reproches amers.

La faiblesse de mon esprit profane fit que je ne sus me résoudre à leurs pieux arguments : qui étais-je en effet pour oser m'adresser à ces saints hommes sur ce ton ?

J'allai pourtant plus loin, puisque n'écoutant que ma colère, j'intimai l'ordre au plus vindicatif, M. Ousdehm, de descendre chercher un billet de retard auprès des services de notre Surveillant Général. Je ne sais ce qui me prit : qu'importait en effet un petit quart d'heure de retard dans la vie d'un homme ? Pourquoi, dans ce monde où tout n'est que passions, maladies et vanité, accorder tant d'importance à quelques gestes virulents qui, somme toute, devaient certainement être compris comme l'expression d'une vive réaction certes, mais tout humaine, à mon accueil peu amène et peu charitable ? Quoi ! Comment oublier qu'un sage est aussi un homme ?
Non, mon erreur était une faute bien pire, signe de ma déréliction voire de ma déchéance : je n'avais pas été touché par la Juste Cause de nos étudiants.

M. Ousdehm, en effet vivement agité, car inspiré par une Justice qui m'échappait, eut un premier mouvement consistant à refuser d'obtempérer à mon inique injonction, puis, en bon philosophe, il accepta, magnanime, de partir en claquant la porte, non sans, au préalable, me remettre à mon humble place en me tutoyant...

Il revint sans frapper, certainement pour ne pas nous déranger, et, emporté par un violent courant d'air, il regagna sa place sans billet de retard, et sans mot dire, revenant sans doute à quelque vœu de silence. J'eus alors le malheur d'oser lui demander s'il était bien passé par les services de la vie scolaire, et d'insister sur les conséquences fâcheuses dans le cas contraire. Ses frères cénobites me firent alors comprendre l'offense peccable que je venais de commettre : je n'avais pas mesuré la portée de mes propos sous-entendant que M. Ousdehm pouvait être un menteur !
Je tâchai alors de me défendre, me faisant, pulsion diabolique ultime, l'avocat de moi-même, et nous perdîmes encore un quart d'heure de cours...

N.d.A. : les faits sont presque authentiques mais les noms, non...

Entre terre et mer : un animal symbolique


Est-ce là-bas ce héros qui, galopant entre terre et mer, croit pouvoir, au-delà de l'horizon, atteindre le ciel alors que les vagues le noieront ?

Il ne lui resterait, pour se consoler, que les galets et les ricochets, s'il n'était pas cet animal borné qui cherche ce qu'il doit rapporter à son maître.

lundi 25 avril 2011

Un jour, le crime

"Comme nous amerions, nous qui nous voulons sages, imputer tous les crimes à des déments possédés par le Mal ! Un crime inhumain ne saurait être commis que par des non-humains."
J.-B. Pontalis, Un jour, le crime (éd. Gallimard, 2011, p. 21)

Raconter les monstres, comme raconter les héros, nous rassurerait donc... Rien de très nouveau sans doute, si ce n'est peut-être une éthique littéraire à en tirer : forcer le lecteur à "être à la verticale de lui-même", à s'interroger sur ce qui pousse en lui de criminel et à assumer la porosité entre les frontières du bien et du mal.

Une nouvelle éthique littéraire ? Serait-ce montrer combien un acte a priori monstrueux peut trouver en réalité des explications dans la complexité de l’existence ? 
Oui, il est certainement plus facile de dénoncer le monstre que de le comprendre – ce qui ne signifie assurément jamais de l’excuser, ni l’exonérer de sa responsabilité. Pas plus que la vie ne produit réellement de héros, elle ne produit de monstres.
En fin de compte, on peut se demander si la littérature ne devrait pas être une sorte de tribunal virtuel : comme l’exige l’institution judiciaire, il ne s’agit à aucun moment de juger des monstres, mais seulement des hommes et des femmes dont il reste à déterminer la personnalité, les intentions et, finalement, la part exacte de responsabilité dans les actes commis. Il faut se souvenir cependant que cette institution judiciaire fut en un sens elle aussi criminelle, et à son tour monstrueuse : c'était l'époque où, justement, on faisait du criminel un monstre tel que l'on pouvait nier son humanité...

"Le premier criminel de l'histoire de l'humanité, Caïn, porte en lui son propre châtiment : la culpabilité. Celle-ci est autant le fruit de son remords que celui du jugement implacable de Dieu dont le sixième commandement ordonne "tu ne tueras point".

Caïn est un fratricide.
Il ouvre le ban de crimes et meurtres de toutes espèces, parricide, infanticide, régicide, génocide.
Car le mal, introduit dans l'Eden par ses parents, est en chaque homme.

Eternel puni et fugitif, Caïn pose, au-delà de la question de la culpabilité, celle de la punition.
Dieu ne lui ôte pas la vie. Au commandement de Dieu et à la grâce qu'il accorde au fils d'Adam, les hommes répondent cependant par la peine capitale."
(Exposition Crime et Châtiment, sur un projet de Robert Badinter
et dont Jean Clair fut le commissaire général, Musée d'Orsay, 2010)

dimanche 24 avril 2011

Nouvelle Fiction (en quelques mots pour commencer)

 « 1) la fiction crée et engendre le réel 
2) les fictions se reproduisent mutuellement tels deux miroirs face à face 
3) la fiction donne du sens »


"RÉEL. Plus tu veux être proche du réel, plus tu approches de la fiction. Cet aphorisme noufique [qui appartient à la Nouvelle fiction], voulant être proche du réel, est à lui-même sa propre preuve. Inversement, chaque membre de la NF a eu l'occasion d'inventer des histoires dont il s'est avéré, ensuite, qu'elles étaient véridiques."
(Sylvain Jouty, Petit dictionnaire noufique)

Et pour finir, en quelques mots, un rapprochement tout à fait hasardeux avec la thèse du philosophe allemand Ernst Cassirer :
« malgré tous les efforts de l’irrationalisme moderne, 
la définition de l’homme comme animal rationale 
n’a rien perdu de sa force. 
La rationalité est en effet un caractère inhérent à toutes les activités humaines. 
La mythologie elle-même n’est pas un simple chaos, 
mais possède une forme systématique et conceptuelle. 
Il est cependant impossible de qualifier la structure du mythe de rationnelle. »[1]

En effet la rationalité humaine ne représente que la forme idéale ou l’exigence éthique fondamentale, mais ne peut rendre compte de la spontanéité autonome propre à chacune des formes symboliques. Ainsi : 
« Le terme de raison est fort peu adéquat 
pour englober les formes de la vie culturelle dans leur richesse et leur diversité. 
Or ce sont toutes des formes symboliques. 
Dès lors, plutôt que de définir l’homme comme animal rationale
nous le définirons comme animal symbolicum. »[2]

L’homme crée en effet entre lui et le monde sensible donné, un monde symbolique, c’est-à-dire une certaine organisation ou image du monde qui permet à l’homme de s’y rapporter de manière cohérente (par delà la diversité et la soumission monotone au donné) et de manière chaque fois différente selon son activité (mythique, religieuse, langagière, artistique, ou scientifique).


[1] Essai sur l’homme, ch.2, (1944), trad. N. Massa, éd. de Minuit (Paris, 1991) , p.44.
[2] Ibid., pp.44-45.


 

samedi 23 avril 2011

Rapport d'incident 1

Ayant réellement à cœur d’accomplir notre devoir d’offrir à nos élèves de 1ère STI-Mécanique-automobile une authentique ouverture culturelle, et pris dans cet élan de générosité pédagogique, nous n’avions pas saisi ce que le thème de notre sortie à la Bibliothèque Nationale de France pouvait susciter comme risques. En effet, l’exposition à visiter, portant sur le thème du héros (d’Achille à Zidane), inspira à certains de nos élèves les rêves de gloire les plus fous.

Ainsi, plusieurs jours avant notre sortie, Allan Grandin me fit remarquer, par une belle harangue, que lui et une partie de ses camarades n’avaient pas cours le mardi après midi de notre excursion, et que, par conséquent, il sollicitait ma clémence pour le laisser partir plus tôt, dès notre retour en gare de M. Sans doute aurions-nous dû nous apercevoir que cette oraison héroïque ne constituait que les prémices d’exploits bien plus grands, car, lorsque nous avons osé lui demander davantage d’explications sur les raisons de son empressement à nous quitter si tôt, il argua, sans broncher, d’horaires de bus incompatibles avec notre rentrée prévue à 13h30 au Lycée. Encore une fois, nous aurions déjà dû voir qu’il commençait à se faire de notre lycée une image bien carcérale, s’identifiant certainement ainsi à quelque Edmond Dantès…

Magnanime, nous lui avons, bien entendu, répondu qu’il n’y avait aucun obstacle à sa libération, à l’unique condition qu’une autorisation dérogatoire fût signée en bonne et due forme. D’autorisation, il en fut question la veille de notre départ, mais celle qu’il me rendit alors - avec une semaine de retard - n’indiquait rien de plus que celles que ses camarades m’avaient déjà rendues : heure de dispersion : 13h30 ; lieu de dispersion : Lycée Edmond Rostand…

Pendant ce temps, Jonathan Laverdure préféra tenir un silence ferme, mais ne fomentant pas moins une évasion qu’il rêvait sans doute tout aussi héroïque que celle que préparait son camarade…

Finalement, la visite se passa tout à fait sereinement, peut-être un peu trop sereinement : toutes ces figures héroïques qui leur tendaient les bras, attisèrent, je m’en rends compte maintenant, le feu de leurs rêves d’évasion, si bien qu’arrivés dans notre bonne gare de M., Allan Grandin, tel un Che en proie à l’oppresseur impérialiste, renouvela ses exigences, sans condition, et Jonathan Laverdure quant à lui, tel un Jean Moulin voulant échapper à ses bourreaux, profita que j’étais au téléphone avec la vie scolaire[1], pour se cacher parmi la foule descendant des trains et disparaître. Ainsi lorsque le groupe fut recompté une nouvelle fois à la sortie de la gare, les élèves de 1ère STI-Mécanique-auto n’étaient plus que quinze : après avoir endormi notre méfiance, Jonathan avait, sans jamais nous prévenir de ses intentions, vaincu notre surveillance… Ses camarades nous expliquèrent que ce héros d’un nouveau genre venait de nous échapper dans une voiture conduite par sa maman… 


Suivant son exemple, Allan Grandin se fit calme et silencieux, fermé en somme, préparant sa sortie en jouant la capitulation… Mais l’éclat de son héroïsme ne tarda pas à apparaître au grand jour : tandis que nous étions, une nouvelle fois, au téléphone avec la vie scolaire, nous aperçûmes Allan le grand, prenant d’assaut sa propre voiture - voiture qui n’avait jamais rien eu d’un bus aux horaires impossibles… 

Enfin, par une dernière bravade napoléoniesque, se sentant sans doute investi d’une juste colère, ce dernier méprisa avec panache nos gesticulations comminatoires ; et c’est peut-être avec quelque pincement qu’il ne put faire cabrer sa monture automobile… Nous étions faits de toute façon, et nous en fûmes quittes pour un dernier appel à la vie scolaire ; heureusement, les autres héros de la 1ère STI-Méca-auto étaient rassasiés d’exploits…


[1]              Jules Gnocchi venait de se souvenir qu’il avait un mot dans son carnet indiquant qu’il était autorisé à sortir dès notre retour à la gare de M. ; or le mot était bien curieusement signé “Madame Gnocchi” ; et, dans le doute, nous préférions donc demander conseil à la vie scolaire…

N.d.A. : les faits sont presque authentiques mais les noms, non...
(Tristan Clément Nivose)

Avertissement ambigu

Avertissement ambigu - aux frileux qui n’aiment pas plonger  la tête la première , et autres esprits critiques


Un lecteur érudit verra sans doute, dans les pages dédiées à nos Rapports d'incident, le « péché d’idolâtrie » dont parle Marcel Proust pour qualifier « une infirmité essentielle à l'esprit humain » : péché qui consiste à fondre la réalité dans le moule des oeuvres d’art, péché qui rend impossible toute perception de la vie ordinaire sans qu’elle soit préalablement digérée par des sucs littéraires et artistiques.
Et le lecteur, même inculte, verra ainsi peut-être dans ces pages une triple faute : une faute envers soi-même, une faute esthétique, et enfin aussi une faute éthique ; c’est-à-dire à la fois un « manque de sincérité », à la fois une cécité à la beauté ordinaire des choses, et, dans le même temps, un crime de lèse-altérité – refusant d’accorder aux autres ce qui leur revient : leurs pensées intimes, leur identité propre, leur personnalité. Aussi ces pages seraient-elles trois fois criminelles.

Cependant, cher lecteur, permettez à l’auteur de se moquer, pour quelques pages seulement, un peu de ces griefs, de vivre en pécheur certes, mais de vivre, parce qu’il vit dans un monde, qui, s’il était définitivement abandonné des dieux et des héros, lui serait insupportable (comme il le serait sans doute par nombre de personnages qui le peuplent). Permettez-lui donc au moins de croire encore en quelques idoles – même s’il les sait façonnées dans les vieux chiffons volés de nos rêves : le pécheur et le criminel connaissent au fond bien leurs forfaits. Permettez-lui enfin, confrère lecteur, d’habiller malgré tout une poignée de misérables avec des costumes taillés à leur mesure dans une étoffe dérobées aux héros.
Mais croyez bien à votre tour, cher collègue, que ces idoles, avec toutes leurs grimaces et leur pantomime n’ont pas rien à revendiquer – armés qu’ils sont ainsi, pauvres bonshommes, avec des épées recyclées, heaumes à la visière grinçante et autres écus rouillés… Osons croire que la peau colle toujours un peu à l’armure et que cet héroïsme de mascarade donne un peu plus de sens à la vie ordinaire.
Enfin, si nous avons certainement tous un peu de l’âme de don Quichotte, et, si nous ne voulons pas en pleurer, il ne nous reste qu’à en rire – la larme à l’oeil…

(Tristan Clément Nivose)

Débarquée

Je pends au bout de cette laisse
Arrimée aux lambeaux tentaculaires de varech ou de goémon
On laissera donc mon ventre racler cette vase
Mourant parmi les cadavres de mollusques
Et les fragments de leurs coquilles pénètrent la peau de ma coque comme des sangsues
Mais je ne saigne pas
Je m'effrite livrant aux vestiges marins quelques éclats trop humains

"Ah que j'aille à la mer !"

Et toi oeil là-bas
Rêves-tu comme moi de l'étendue infinie
Enfonce-toi alors rien qu'un peu dans cette boue
Et délivre-moi de ces flaques au goût amer salé de cendres embrumées
Démarrons ensemble nous pourrons enfin aimer les vents

A moins que tu ne sois le nocher
Serais-je donc sans cesse ce hochet

Finitude

« Willst du ins Unendliche schreiten
Geh nur im Endliche nach allen Seiten »
J.W. Goethe
[« Si tu veux pénétrer dans l’infini, contente-toi de parcourir le fini en tout sens »]


« O mon âme, n'aspire pas à la vie immortelle [une vie sans fin, infinie],
mais épuise [parcours] le champ du possible [du fini] »
Pindare (IIIe Pythique, Pour Hiéron de Syracuse, IV, v. 61 – 62 ;
mis par Valéry en exergue du Cimetière marin)

« Quand on ne sait pas où l’on va, 
il faut y aller le plus vite possible. »
devise Shadock

le monde et les reves

« Le monde et les rêves sont faits de la même étoffe. »
Shakespeare, La Tempête


« Bref, il fut convaincu que le monde tout entier n’est que la fumée de nos cerveaux. […] Je n’irai pas jusqu’à dire que tout cela est entièrement vrai, mais c’est suffisamment vrai pour donner de temps à autre un beau spectacle. »
H.P.Lovecraft, Lui