Rapports d'incident

Avertissement ambigu - aux frileux qui n’aiment pas plonger  la tête la première , et autres esprits critiques


Un lecteur érudit verra sans doute, dans les pages dédiées à nos Rapports d'incident, le « péché d’idolâtrie » dont parle Marcel Proust pour qualifier « une infirmité essentielle à l'esprit humain » : péché qui consiste à fondre la réalité dans le moule des oeuvres d’art, péché qui rend impossible toute perception de la vie ordinaire sans qu’elle soit préalablement digérée par des sucs littéraires et artistiques.
Et le lecteur, même inculte, verra ainsi peut-être dans ces pages une triple faute : une faute envers soi-même, une faute esthétique, et enfin aussi une faute éthique ; c’est-à-dire à la fois un « manque de sincérité », à la fois une cécité à la beauté ordinaire des choses, et, dans le même temps, un crime de lèse-altérité – refusant d’accorder aux autres ce qui leur revient : leurs pensées intimes, leur identité propre, leur personnalité. Aussi ces pages seraient-elles trois fois criminelles.

Cependant, cher lecteur, permettez à l’auteur de se moquer, pour quelques pages seulement, un peu de ces griefs, de vivre en pécheur certes, mais de vivre, parce qu’il vit dans un monde, qui, s’il était définitivement abandonné des dieux et des héros, lui serait insupportable (comme il le serait sans doute par nombre de personnages qui le peuplent). Permettez-lui donc au moins de croire encore en quelques idoles – même s’il les sait façonnées dans les vieux chiffons volés de nos rêves : le pécheur et le criminel connaissent au fond bien leurs forfaits. Permettez-lui enfin, confrère lecteur, d’habiller malgré tout une poignée de misérables avec des costumes taillés à leur mesure dans une étoffe dérobées aux héros.
Mais croyez bien à votre tour, cher collègue, que ces idoles, avec toutes leurs grimaces et leur pantomime n’ont pas rien à revendiquer – armés qu’ils sont ainsi, pauvres bonshommes, avec des épées recyclées, heaumes à la visière grinçante et autres écus rouillés… Osons croire que la peau colle toujours un peu à l’armure et que cet héroïsme de mascarade donne un peu plus de sens à la vie ordinaire.
Enfin, si nous avons certainement tous un peu de l’âme de don Quichotte, et, si nous ne voulons pas en pleurer, il ne nous reste qu’à en rire – la larme à l’oeil…


Rapport d'incident 1

Ayant réellement à cœur d’accomplir notre devoir d’offrir à nos élèves de 1ère STI-Mécanique-automobile une authentique ouverture culturelle, et pris dans cet élan de générosité pédagogique, nous n’avions pas saisi ce que le thème de notre sortie à la Bibliothèque Nationale de France pouvait susciter comme risques. En effet, l’exposition à visiter, portant sur le thème du héros (d’Achille à Zidane), inspira à certains de nos élèves les rêves de gloire les plus fous.

Ainsi, plusieurs jours avant notre sortie, Allan Grandin me fit remarquer, par une belle harangue, que lui et une partie de ses camarades n’avaient pas cours le mardi après midi de notre excursion, et que, par conséquent, il sollicitait ma clémence pour le laisser partir plus tôt, dès notre retour en gare de M. Sans doute aurions-nous dû nous apercevoir que cette oraison héroïque ne constituait que les prémices d’exploits bien plus grands, car, lorsque nous avons osé lui demander davantage d’explications sur les raisons de son empressement à nous quitter si tôt, il argua, sans broncher, d’horaires de bus incompatibles avec notre rentrée prévue à 13h30 au Lycée. Encore une fois, nous aurions déjà dû voir qu’il commençait à se faire de notre lycée une image bien carcérale, s’identifiant certainement ainsi à quelque Edmond Dantès…

Magnanime, nous lui avons, bien entendu, répondu qu’il n’y avait aucun obstacle à sa libération, à l’unique condition qu’une autorisation dérogatoire fût signée en bonne et due forme. D’autorisation, il en fut question la veille de notre départ, mais celle qu’il me rendit alors - avec une semaine de retard - n’indiquait rien de plus que celles que ses camarades m’avaient déjà rendues : heure de dispersion : 13h30 ; lieu de dispersion : Lycée Edmond Rostand…

Pendant ce temps, Jonathan Laverdure préféra tenir un silence ferme, mais ne fomentant pas moins une évasion qu’il rêvait sans doute tout aussi héroïque que celle que préparait son camarade…

Finalement, la visite se passa tout à fait sereinement, peut-être un peu trop sereinement : toutes ces figures héroïques qui leur tendaient les bras, attisèrent, je m’en rends compte maintenant, le feu de leurs rêves d’évasion, si bien qu’arrivés dans notre bonne gare de M., Allan Grandin, tel un Che en proie à l’oppresseur impérialiste, renouvela ses exigences, sans condition, et Jonathan Laverdure quant à lui, tel un Jean Moulin voulant échapper à ses bourreaux, profita que j’étais au téléphone avec la vie scolaire[1], pour se cacher parmi la foule descendant des trains et disparaître. Ainsi lorsque le groupe fut recompté une nouvelle fois à la sortie de la gare, les élèves de 1ère STI-Mécanique-auto n’étaient plus que quinze : après avoir endormi notre méfiance, Jonathan avait, sans jamais nous prévenir de ses intentions, vaincu notre surveillance… Ses camarades nous expliquèrent que ce héros d’un nouveau genre venait de nous échapper dans une voiture conduite par sa maman… 


Suivant son exemple, Allan Grandin se fit calme et silencieux, fermé en somme, préparant sa sortie en jouant la capitulation… Mais l’éclat de son héroïsme ne tarda pas à apparaître au grand jour : tandis que nous étions, une nouvelle fois, au téléphone avec la vie scolaire, nous aperçûmes Allan le grand, prenant d’assaut sa propre voiture - voiture qui n’avait jamais rien eu d’un bus aux horaires impossibles… 

Enfin, par une dernière bravade napoléoniesque, se sentant sans doute investi d’une juste colère, ce dernier méprisa avec panache nos gesticulations comminatoires ; et c’est peut-être avec quelque pincement qu’il ne put faire cabrer sa monture automobile… Nous étions faits de toute façon, et nous en fûmes quittes pour un dernier appel à la vie scolaire ; heureusement, les autres héros de la 1ère STI-Méca-auto étaient rassasiés d’exploits…


[1]              Jules Gnocchi venait de se souvenir qu’il avait un mot dans son carnet indiquant qu’il était autorisé à sortir dès notre retour à la gare de M. ; or le mot était bien curieusement signé “Madame Gnocchi” ; et, dans le doute, nous préférions donc demander conseil à la vie scolaire…

N.d.A. : les faits sont presque authentiques mais les noms, non...
(Tristan Clément Nivôse)

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Rapport d'incident - 2.1

Naissance du Démon ou comment nous sommes devenus monstrueux (1)


J'avais déjà pu m'apercevoir que donner un cours aux étudiants en première année de BTS M... nécessitait le premier quart d'heure d'une prise en main suffisamment ferme pour couper court aux débordements en tout genre de certains d'entre eux (attitude désinvolte, ricanements, bavardages...).

Mais l'essentiel pour saisir l'atmosphère ou l'état d'esprit de quelques-uns de ces étudiants serait de comprendre leur propension à contester, car leur grand âge leur ayant apporté un regain de sagesse indubitable, ils s'estimaient en droit de recevoir une plus grande considération de la part de professeurs bien impertinents de leur faire quelques remarques.

Or justement, ayant retenu la leçon, j'avais attendu sans broncher leur arrivée pendant un bon quart d'heure, mais nous eûmes l'audace de commencer le cours sans les étudiants retardataires. Lorsque ces derniers arrivèrent enfin, nous nous apprêtâmes malgré tout à oser signaler que ce genre de retard était peu admissible pour des hommes si sages.

M'étant contenu jusque là, je ne pus retenir une remarque trop acerbe pour Monsieur Issane qui, en entrant coiffé de sa casquette et de sa capuche, s'enquit en philosophe de ma bonne santé. Plusieurs étudiants retardataires passèrent derrière lui, tels des moines cénobites qui auraient fait vœu de silence, n'estimant pas digne d'un mot d'excuse le vulgaire profane que je suis... Le dernier d'entre eux, M. Ousdehm, coiffé également de sa capuche, ne prit même pas la peine de lever les yeux sur moi, trop occupé sans doute à écouter les voix du Seigneur dans son téléphone portable.

Je ne sais alors quel démon me piqua, mais je fus pris soudain d'un étonnant sentiment de colère, à tel point que ma bouche se mit à proférer de vives remontrances contre ce dernier. M. Ousdehm ne put évidemment souffrir cet affront et rompit sa joyeuse méditation pour laisser exploser toute la rancœur que je lui inspirais.

Derrière la lucarne de la porte, M. Sambade était encore dehors et contemplait la scène, lui-aussi en communication téléphonique avec je ne sais quel au-delà, si bien que lorsque je lui dis d'entrer, il me demanda la permission de prendre son appel avant de rentrer en cours. Mais emporté alors par mon élan diabolique, le malheureux essuya aussi une série de reproches amers.

La faiblesse de mon esprit profane fit que je ne sus me résoudre à leurs pieux arguments : qui étais-je en effet pour oser m'adresser à ces saints hommes sur ce ton ?

J'allai pourtant plus loin, puisque n'écoutant que ma colère, j'intimai l'ordre au plus vindicatif, M. Ousdehm, de descendre chercher un billet de retard auprès des services de notre Surveillant Général. Je ne sais ce qui me prit : qu'importait en effet un petit quart d'heure de retard dans la vie d'un homme ? Pourquoi, dans ce monde où tout n'est que passions, maladies et vanité, accorder tant d'importance à quelques gestes virulents qui, somme toute, devaient certainement être compris comme l'expression d'une vive réaction certes, mais tout humaine, à mon accueil peu amène et peu charitable ? Quoi ! Comment oublier qu'un sage est aussi un homme ?
Non, mon erreur était une faute bien pire, signe de ma déréliction voire de ma déchéance : je n'avais pas été touché par la Juste Cause de nos étudiants.

M. Ousdehm, en effet vivement agité, car inspiré par une Justice qui m'échappait, eut un premier mouvement consistant à refuser d'obtempérer à mon inique injonction, puis, en bon philosophe, il accepta, magnanime, de partir en claquant la porte, non sans, au préalable, me remettre à mon humble place en me tutoyant...

Il revint sans frapper, certainement pour ne pas nous déranger, et, emporté par un violent courant d'air, il regagna sa place sans billet de retard, et sans mot dire, revenant sans doute à quelque vœu de silence. J'eus alors le malheur d'oser lui demander s'il était bien passé par les services de la vie scolaire, et d'insister sur les conséquences fâcheuses dans le cas contraire. Ses frères cénobites me firent alors comprendre l'offense peccable que je venais de commettre : je n'avais pas mesuré la portée de mes propos sous-entendant que M. Ousdehm pouvait être un menteur !
Je tâchai alors de me défendre, me faisant, pulsion diabolique ultime, l'avocat de moi-même, et nous perdîmes encore un quart d'heure de cours...
N.d.A. : les faits sont presque authentiques mais les noms, non...
(Tristan Clément Nivose)


Rapport d'incident - 2.2


Naissance du Démon ou comment nous sommes devenus monstrueux (2)


Nous faisions cours de 10h30 à 12h30 dans le Saints des Saints lycéens de la littérature : le Centre de Documentation et d’Information, le CDI. Alors que nous étions ainsi accueillis au cœur de ce sanctuaire de silence et de paix, je recommandai aux élèves le plus grand recueillement devant les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau. Certains élèves priaient avec tant de dévotion, que je ne sais quel diable me piqua, mais une influence maléfique prit possession de mon corps professoral pour m’intimer l’ordre de faire taire ces prières sous prétexte qu’elles étaient trop bruyantes. J’eus même l’outrecuidance de m’en prendre aux plus fidèles admirateurs de Rousseau : M. Sambade et M. Saïdaoui notamment... Poussant jusqu’au bout la folie, le démon dogmatique et autoritaire que j’étais devenu décida, après maintes réprimandes scandaleuses, de sanctionner les plus dévots pour « bavardages » : M. Saïdaoui et M. Sambade. Ce dernier n’écoutant que son cœur, pris alors d’une juste colère, replia avec fracas son cahier. Sans doute  était-ce une provocation pour exorciser le démon qui s’était emparé de son cher professeur, qui tonna alors : « Si vous refusez de travailler, vous sortez ! ». Serein, et sûr du bien-fondé de sa cause, M. Sambade croisa les bras en signe de juste protestation, pour répliquer en des propos réfléchis et mesurés : « Non ! Je sors pas ! » Mais le dragon ne s’avoua pas sitôt terrassé, si bien que dans un sursaut, il beugla : « Si vous ne sortez pas, alors vous travaillez ! ». Notre chevalier répondit après mûre mais prompte réflexion : « Non ! Je travaille pas ! ». Pris par une ire immense et insondable, je m’entendis tonitruer : « Ne vous inquiétez pas, je ne manquerai pas de rendre compte de votre attitude dans mon prochain rapport d’incident ! ». La riposte ne se fit pas attendre : « Si ça vous amuse… »
        Le monstre que j’étais, sur le point de rendre les armes, fut sauvé par les camarades du brave croisé qui eurent pitié de leur professeur possédé : ils poussèrent M. Sambade à gracier le démon et à rouvrir son cahier afin de reprendre le texte sacré de Rousseau et d’en lire enfin le second paragraphe. Ce qu’il tâcha de faire, un peu contre son gré, parce que le brave ne doit pas paraître baisser les bras devant un ennemi à ce point inique.
      Cette iniquité, les plus preux ne purent la tolérer sans mot dire, et quelques élèves se piquèrent une nouvelle fois d’épouser la cause du valeureux opprimé. Et notamment, d’une manière bien surprenante, le discret M. Moussamouni qui fit pourtant réellement tout pour calmer les ardeurs chevaleresques de son camarade, m’interpella en ce sens : d’autres étaient en train de bavarder et je ne leur disais rien... Tandis que, à bout de nerfs et comme dans un dernier râle, le succube en moi lui fit remarquer qu’il faisait preuve de quelque paranoïa à croire que j’en avais spécialement contre eux, M. Moussmouni rétorqua : « Vous me parlez pas comme ça ! Je vous préviens, moi, ça va pas être comme avec Sambade ! »…

     A ce jour, une partie de la classe semble avoir entamé une guerre sainte contre l’injustice diabolique de leur professeur…
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N.d.A. : les faits sont presque authentiques mais les noms, non...
(Tristan Clément Nivôse)




Rapport d'incident - 3 : L'herbe de la pampa


Ce jour d’hui, jeudi 06 octobre, Angelica Gu est arrivée en cours de fort bonne humeur – sans doute en raison du léger retard de son professeur, retenu par une réunion...
Angelica se dirigea en effet vers notre salle de classe en sautillant dans la cour d’une façon tout à fait leste mais bruyante : elle arborait ce que l’on appelle une « herbe de la pampa » ou sorte de roseau à plume qu’elle avait dû se procurer au cours de je ne sais quelle bucolique promenade, et qu’elle se faisait alors un malin plaisir d’agiter tapageusement sous le nez de ses camarades – camarades plutôt surpris voire effarouchés par les cris qui accompagnaient cette étrange cérémonie. 

En entrant dans la salle de classe, Angelica accepta tout de même de déposer son énigmatique sceptre entre les mains de son professeur de français – plus inquiet qu’étonné par le comportement de son élève,  qui semblait aux bords de la transe vaudou.

Angelica était, malgré l’abandon de son sémillant roseau à plume, toujours d’excellente humeur, mais pas de cette humeur docile mise au service du travail bien fait et de la satisfaction du devoir scolaire accompli. L’humeur en question était plutôt celle buissonnière qui se plaît à tous les débordements. En effet Angelica prit la parole plus que de raison non pour participer au cours mais pour le faire dérailler, avec force remarques déplacées et imitations de ce que pourrait dire le professeur devant une classe bavarde.
Angelica essayait une autre manière, légèrement plus policée, de se moquer de son enseignant – à moins qu’elle ne fût possédée par un esprit soucieux d’assister les enseignants en leur offrant un écho – en somme par une divinité bien intentionnée mais maladroite...

Le professeur, comme il se doit, intima l’ordre à son élève de cesser son « petit jeu » – ou plutôt lui fit comprendre qu’elle ne gagnerait pas à ce « petit jeu ». Ce à quoi elle répondit tout à trac : « Moi je perds jamais, je suis une winneuse ! »  S’en suivirent des considérations relativement fumeuses sur le vainqueur de la joute qu’elle tenait visiblement à avoir avec son professeur. Un autre esprit était-il venu visiter cette élève ? Une divinité plus sportive, assoiffée de défis à relever ?…

Le misérable enseignant, abandonné par les dieux, tenta d’exercer son pouvoir de coercition en déplaçant cette enfant bénie au fond de la classe (où elle gênerait moins le déroulement « normal » du cours), et en lui signifiant que, pour l’instant du moins, observation serait notée dans son carnet de liaison. Ce à quoi elle se contenta de répondre qu’elle ne craignait rien puisque sa mère n’allait pas lui mettre une « fessée »… Elle était au-dessus de cela…

Comme il fallait s’y attendre, car les bien-aimés des dieux l’emportent toujours sur les gentils et ne dévient jamais du chemin que le souffle divin leur inspire, l’observation dans le carnet ne changea pas une larme au comportement d’Angelica : en partant, elle prit de nouveau du champ avec son herbe de la pampa, après l’avoir heureusement dérobée à la vigilance de son professeur – qui avait pourtant, O sacrilège, osé profané l’objet en le jetant à la poubelle.

Ce rapport d’incident doit-il déclencher une procédure d’exorcisme ou bien est-il illégitime à demander des comptes à une enfant visitée par les dieux - auquel l’auteur de ce rapport ne comprend visiblement rien ?

N.d.A. : les faits sont presque authentiques mais les noms, non...
(Tristan Clément Nivôse)


Rapport d'incident - 4 : le lapin contre la tortue


Cette semaine et la semaine précédente, alors que mes élèves entraient dans la salle de classe au rez-de-cour, une jeune fille s’est permis, à plusieurs reprises, de frapper à la fenêtre en grimaçant et en interpelant les camarades qu'elle connaissait : une sorte d'invitation à faire l'école buissonnière. 
A la sortie du cours, c’est la même élève qui attendait ses camarades en leur sautant dessus - de joie sans doute - et en tout cas dans un état d’excitation assez avancé. 
Je l’ai à chaque fois sommée de se calmer, en vain. Et, la première fois que je lui ai demandé de venir me donner son carnet de liaison, sa réaction fut immédiate, instinctive : elle tourna les talons, détala à l’autre bout de la cour et disparut. 
Mais, au bout d’un instant, elle revint en trottant, recommença ses pitreries et ses pirouettes. 

A partir de ce moment, dès que j’apparaissais, elle se carapatait à nouveau pour disparaître on ne sait où et réapparaître ensuite toujours aussi sautillante, ne tenant pas en place. 
Nous enjoignait-elle à jouer à une partie improvisée cache-cache ou nous invitait-elle à la suivre dans quelque monde merveilleux où les professeurs danseraient sur les tables et où les devoirs s'écriraient sur des ardoises en pâte à modeler ?
Quoiqu’il en soit certains de mes élèves appréciaient la distraction, riant du "running gag" et laissant déjà leur esprit battre la campagne. 
Quant à moi, en professeur caparaçonné de stoïcisme, je suis resté presque de marbre, sachant qu'il ne sert à rien de courir...
Ce vendredi, j’aperçus la jeune fille au réfectoire, faisant la queue pour remplir son plateau. En me voyant, elle ne put que sourire, gênée, acculée : aucun terrier où se disparaître. Assuré de pouvoir l’emporter enfin, je lui demandai fermement son carnet de liaison, mais elle ne voulut pas me le donner prétextant qu’elle ne l’avait pas : quelque reine de cœur ou de pique lui avait sans doute pris. Elle refusa ensuite de me dire qui elle était. Elle finit toutefois par me donner son nom, malgré elle, lorsqu’elle accepta, après de pénibles efforts de persuasion, de me montrer l’un de ses cahiers où une copie mentionnait son nom et sa classe : Carole Rabit.





Rapport d’incident - 5 : Tyrannie de la beauté


Cosméline est entrée en cours encore en retard et d’une humeur orageuse. Au bout de quelques instants elle se mit à scander que ça sentait le « brûlé », qu’il y avait sans doute le feu et enjoignit à plusieurs reprises ses camarades à sortir. Elle ébaucha ainsi un mouvement d’évacuation, et il nous fallut un certain sang froid pour ne pas succomber à la panique…
Heureusement, l’un des élèves eut pitié de son misérable professeur : il expliqua tout en deux mots, au risque de voir fondre sur lui les foudres de Cosméline, qui doit compter parmi ses ascendants quelque dieu grec. Or donc, en fait d’odeur de « brûlé », il s’agissait des cheveux noirs de notre héroïne. Sa duperie démasquée, Cosméline prit le parti de s’en amuser et de s’en faire une fierté, un étendard : elle prit à pleine main une mèche de cheveux rongée par le feu, et dans un éclat de rire, la brandit du mieux qu’elle put.
Lorsque j’osai lui réclamer son carnet de liaison pour en discuter à la fin de l’heure, Cosméline refusa aussitôt de me le donner, niant donc l’autorité du triste et dérisoire être humain que j’étais - ma fonction de professeur ne pouvait-elle donc pas me fournir quelque dignité ?
Mais, même issus de quelque divinité, et sans doute en raison même de cette origine sacrée, les héros savent être charitables ; Cosméline finit donc par faire comme si mes dérisoires menaces pouvaient la toucher : elle me tendit son carnet – détournant cependant son visage céleste de ma face méprisable. 

Peu de temps après, bien avant la fin du cours, Cosméline s’apprêtait à sortir : elle souhaitait, nous dit-elle, « se changer ». Une héroïne ne peut se laisser aller. Je le savais. Pourtant une honteuse rancœur me poussa à m’opposer à cette sortie intempestive. Forte de son droit (divin), Cosméline insista ardemment : il ne s’agissait pas de permettre le déroulement d’un cours qui entravait sa sublime liberté  et risquait d’entacher sa beauté qui se fanait à vue d’œil. Le cours se poursuivit malgré tout : sans doute ne peut-on pas reprocher à Cosméline de ne pas connaître la pitié.
Mais un tel être a des exigences que le commun des mortels ne peut saisir. L’instant d’après, Cosméline interrompit encore le cours car elle désirait cette fois aller à l’infirmerie : elle avait avalé le capricieux piercing qu’elle tâchait de positionner depuis quelques minutes. Je ne sais quel fol et mesquin esprit de vengeance m’anima alors : je refusai à nouveau : voulais-je l’étouffer ? Sa nature divine lui permit évidemment de survivre à la suite du cours. 

Puis elle se leva sans autorisation pour jeter un papier à la poubelle. Lorsque je lui dis qu’elle n’avait pas à se lever ainsi, et que le papier pourrait attendre la fin de l’heure pour être jeté, elle se mit en devoir de me pousser gracieusement et répéta au moins quinze fois : « mais ça m’encombre !... » En fait d’encombrement, Cosméline est assise seule à une table prévue pour deux personnes, mais quoi ! on laisserait cohabiter sur le même plateau la pureté de ses mains avec les ordures ! Elle finit par retourner à sa place : le cygne sait que ses plumes ne peuvent être souillées.
Pour désapprouver, Cosméline se contenta d’émettre un bâillement tonitruant et moqueur. Puis d’elle-même, elle  prit ses affaires et s’installa au fond de la classe, assez loin de ma présence lamentable.

Elle interpelait désormais ses camarades sur des sujets autrement plus fondamentaux que les accords du participe passé : la tache noire sur le tee-shirt d’Untel, le futur tatouage d’Unetelle, les dires et les amours enfin d’Unetelle et d’Untel.
J’avais pu m’apercevoir que, tout en dissertant, Cosméline semblait se refaire une beauté à l’aide d’un miroir – sorte de miroir de poche pliable qu’elle ouvrait et refermait à sa guise dans la paume de sa main avec une aisance déconcertante, à croire qu’elle était née avec, à l’image d’Athéna, née casquée. Mais son agitation gênant le cours, je dus interrompre son activité esthétique afin de la mettre moi-même vraiment à l’écart à une autre table, plus au fond de la classe. Me dirigeant vers elle qui refusait évidemment de recevoir quelque injonction que ce soit, j’aperçus sur sa table, à côté de son miroir rouge, une lame de rasoir.
Elle fit aussitôt disparaître l’objet en prenant ses affaires pour se déplacer une dernière fois enfin. Lorsqu’elle se fut installée, je lui réclamai évidemment la lame de rasoir. Cosméline fit mine de ne pas comprendre de quoi je parlais : mes yeux malades et mortels étaient victimes d’hallucinations…

Jusqu’à la fin du cours, qui avait consisté essentiellement dans l’admiration de notre héroïne, celle-ci tenta de continuer à interpeler ses camarades, refusa catégoriquement de faire le travail demandé (sur feuille), allant jusqu’à se couvrir entièrement la tête de son manteau. Sans doute en profitait-elle pour se prodiguer, dissimulée aux regards indiscrets, les soins esthétiques nécessaires à son rang.

Lorsque la sonnerie retentit, Cosméline se dirigea vers la porte, je l’arrêtai et, comprenant sans doute que je la retiendrais jusqu’à ce qu’elle me remît la lame de rasoir, Cosméline, les sourcils parfaitement taillés en pointe, au rasoir, déposa l’objet sur mon bureau, en me lançant : « Allez ! C’est bon ! Tenez ! » Puis, dans un nouvel éclat de rire, elle franchit aussitôt la porte de la salle comme emportée par quelque vent supra-lunaire. 



N.d.A. : les faits sont presque authentiques mais les noms, non...
(Clément Nivôse)

1 commentaire:

  1. et un nurofen.....mais très belle photo d'arrière plan.
    joe triviani

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