mardi 26 avril 2011

Rapport d'incident - 2.1

Naissance du Démon ou comment nous sommes devenus monstrueux (1)


J'avais déjà pu m'apercevoir que donner un cours aux étudiants en première année de BTS M... nécessitait le premier quart d'heure d'une prise en main suffisamment ferme pour couper court aux débordements en tout genre de certains d'entre eux (attitude désinvolte, ricanements, bavardages...).

Mais l'essentiel pour saisir l'atmosphère ou l'état d'esprit de quelques-uns de ces étudiants serait de comprendre leur propension à contester, car leur grand âge leur ayant apporté un regain de sagesse indubitable, ils s'estimaient en droit de recevoir une plus grande considération de la part de professeurs bien impertinents de leur faire quelques remarques.

Or justement, ayant retenu la leçon, j'avais attendu sans broncher leur arrivée pendant un bon quart d'heure, mais nous eûmes l'audace de commencer le cours sans les étudiants retardataires. Lorsque ces derniers arrivèrent enfin, nous nous apprêtâmes malgré tout à oser signaler que ce genre de retard était peu admissible pour des hommes si sages.

M'étant contenu jusque là, je ne pus retenir une remarque trop acerbe pour Monsieur Issane qui, en entrant coiffé de sa casquette et de sa capuche, s'enquit en philosophe de ma bonne santé. Plusieurs étudiants retardataires passèrent derrière lui, tels des moines cénobites qui auraient fait vœu de silence, n'estimant pas digne d'un mot d'excuse le vulgaire profane que je suis... Le dernier d'entre eux, M. Ousdehm, coiffé également de sa capuche, ne prit même pas la peine de lever les yeux sur moi, trop occupé sans doute à écouter les voix du Seigneur dans son téléphone portable.

Je ne sais alors quel démon me piqua, mais je fus pris soudain d'un étonnant sentiment de colère, à tel point que ma bouche se mit à proférer de vives remontrances contre ce dernier. M. Ousdehm ne put évidemment souffrir cet affront et rompit sa joyeuse méditation pour laisser exploser toute la rancœur que je lui inspirais.

Derrière la lucarne de la porte, M. Sambade était encore dehors et contemplait la scène, lui-aussi en communication téléphonique avec je ne sais quel au-delà, si bien que lorsque je lui dis d'entrer, il me demanda la permission de prendre son appel avant de rentrer en cours. Mais emporté alors par mon élan diabolique, le malheureux essuya aussi une série de reproches amers.

La faiblesse de mon esprit profane fit que je ne sus me résoudre à leurs pieux arguments : qui étais-je en effet pour oser m'adresser à ces saints hommes sur ce ton ?

J'allai pourtant plus loin, puisque n'écoutant que ma colère, j'intimai l'ordre au plus vindicatif, M. Ousdehm, de descendre chercher un billet de retard auprès des services de notre Surveillant Général. Je ne sais ce qui me prit : qu'importait en effet un petit quart d'heure de retard dans la vie d'un homme ? Pourquoi, dans ce monde où tout n'est que passions, maladies et vanité, accorder tant d'importance à quelques gestes virulents qui, somme toute, devaient certainement être compris comme l'expression d'une vive réaction certes, mais tout humaine, à mon accueil peu amène et peu charitable ? Quoi ! Comment oublier qu'un sage est aussi un homme ?
Non, mon erreur était une faute bien pire, signe de ma déréliction voire de ma déchéance : je n'avais pas été touché par la Juste Cause de nos étudiants.

M. Ousdehm, en effet vivement agité, car inspiré par une Justice qui m'échappait, eut un premier mouvement consistant à refuser d'obtempérer à mon inique injonction, puis, en bon philosophe, il accepta, magnanime, de partir en claquant la porte, non sans, au préalable, me remettre à mon humble place en me tutoyant...

Il revint sans frapper, certainement pour ne pas nous déranger, et, emporté par un violent courant d'air, il regagna sa place sans billet de retard, et sans mot dire, revenant sans doute à quelque vœu de silence. J'eus alors le malheur d'oser lui demander s'il était bien passé par les services de la vie scolaire, et d'insister sur les conséquences fâcheuses dans le cas contraire. Ses frères cénobites me firent alors comprendre l'offense peccable que je venais de commettre : je n'avais pas mesuré la portée de mes propos sous-entendant que M. Ousdehm pouvait être un menteur !
Je tâchai alors de me défendre, me faisant, pulsion diabolique ultime, l'avocat de moi-même, et nous perdîmes encore un quart d'heure de cours...

N.d.A. : les faits sont presque authentiques mais les noms, non...

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